Revue - Gazette du Palais - N°34 du 06 octobre 2020 - 11

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La cacophonie des institutions racontée par ceux qui l'ont subie
© Philippe Cluzeau

« Quand vous êtes ministre et que, comme moi, vous n'avez que 16 mois utiles devant
vous, vous n'avez pas le temps de peigner la girafe avec les avocats, et je le leur ai dit à
plusieurs reprises ». Ancien président de la commission des lois de l'Assemblée nationale puis ministre de la Justice en 2016 et 2017, Jean-Jacques Urvoas (photo) ne mâche
pas ses mots quand on l'interroge sur ses relations avec les institutions représentatives
de la profession d'avocat lorsqu'il était à la tête de la Chancellerie. « Le gouvernement ne
peut pas comprendre que pour avoir l'avis d'une profession, il faut interroger trois institutions dont les positions ne convergent pas et ce, alors que toutes les autres professions
ont un seul interlocuteur qui engage la profession. Nous cherchons des compromis, nous
tricotons des accords en continu et, pour cela, il nous faut un interlocuteur dont la parole
est fiable, tout en traduisant éventuellement la diversité des positions. Si l'un des représentants joue contre les deux autres, c'est un jeu à somme nulle, et personne ne gagne.
C'est très préjudiciable pour la profession. » Pour les parlementaires, « cette diversité
des positions est un peu moins préjudiciable parce qu'il s'agit de nourrir une réflexion
sur un texte en débat », alors que « le gouvernement et les ministres sont dans l'opérationnel, ils n'ont pas les mêmes délais », pointe l'ancien garde des Sceaux.

Crédibilité. « L'unité, c'est une nécessité pour que la profession puisse être considérée comme un interlocuteur crédible par les pouvoirs publics, il lui faut arriver à exprimer une position commune pour que l'on puisse travailler
avec elle », explique Pierre Berlioz, aujourd'hui directeur de l'École de formation des barreaux de la cour d'appel de
Paris (EFB), et ancien conseiller au sein du cabinet de Jean-Jacques Urvoas à la Chancellerie, où il était notamment
en charge des professions. « Il est beaucoup plus facile de travailler avec les autres professions, y compris avec le
Conseil supérieur du notariat, alors que la Chambre des notaires de Paris est très puissante. » Avec les trois institutions représentatives de la profession, « c'était extrêmement compliqué et particulièrement pénible compte tenu du
temps dons nous disposions ».
Situations ubuesques. Sur le plan pratique, « le fait de ne pas avoir d'interlocuteur qui, a minima, assure la coordination entre les institutions était source de blocages permanents et de perte de temps, alors que nous avions à traiter des questions autrement plus importantes que gérer les susceptibilités d'un trio qui se dispute le leadership »,
poursuit l'ancien conseiller. Cela donnait lieu à « des situations ubuesques », telles que « perdre une semaine pour
fixer une réunion en fonction des disponibilités des représentants », « se préoccuper de savoir s'il fallait envoyer trois
courriers séparés où un seul courrier destiné aux trois », ou « se retrouve pris dans des querelles de clocher parce
que j'avais répondu plus vite à un mail à l'une des institutions qu'aux autres... Le pire pour moi, cela a été les travaux
sur la revalorisation du point d'UV en matière d'aide juridictionnelle. Nous avons perdu un temps infini avec des querelles picrocholines pour savoir qui aurait le lead. Cela a paralysé les discussions et nous n'avons pas réussi à établir
un calendrier des travaux. J'éprouve une grande frustration à cet égard parce que j'estimais que c'était un dossier
essentiel que nous n'avons pu que survoler. »
Jeux d'alliances. Une fois franchies toutes ces difficultés pratiques, « il était très difficile d'obtenir une position unique
sur le fond » : « les positions étaient dispersées, avec des jeux d'alliances entre institutions en fonction des sujets »,
et « les discussions et les travaux se retrouvaient paralysés par cette cacophonie ». Finalement, « cela rend le travail
très peu constructif et cela nuit beaucoup à l'image de la profession et à l'envie et la volonté de travailler avec elle »,
résume l'ancien conseiller ministériel, avant d'ajouter qu'il faut en finir avec « cette légende urbaine qui voudrait que
le gouvernement se félicite de ces divisions au sein de la profession » : « ce n'était pas du tout le cas, ça nous donnait
de l'urticaire et ça nous empêchait de travailler ! »
Les efforts consentis dernièrement par les institutions représentatives de la profession pour afficher leur unité et
porter des positions communes vont-ils permettre de remédier à toutes ces difficultés et permettre à la profession
de mieux faire entendre sa voix ? « Cela mettra du temps à porter ses fruits parce qu'il faut restaurer l'image très
dégradée de la profession auprès des ministères, renouer les liens et regagner la confiance pour convaincre qu'elle
peut être un interlocuteur crédible sur un grand nombre de sujets... les préjugés mettent du temps à disparaître »,
conclut Pierre Berlioz.
M. L.

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