Revue - Gazette du Palais - Hors Série du 27 juin 2023 - Les nouveaux défis lancés à la gouvernances des sociétés - 19

Actes de colloque
la fois pour renforcer son attractivité auprès des clients
valorisant cette protection et pour déstabiliser les modèles
d'affaires de ses concurrents (26)
.
D. La logique désintéressée
Les engagements envers les parties prenantes décrits
jusqu'à présent peuvent être lus comme répondant à des
jeux de contraintes et d'incitations correspondant à une
stratégie de maximisation du profit au moins à long terme.
Ils relèvent donc d'un schéma de motivation extrinsèque.
Cependant, les actionnaires de la firme peuvent décider
d'atteindre une finalité sociétale même si celle-ci impose
un sacrifice. Il s'agit alors d'une motivation intrinsèque (27)
.
Les actionnaires et le management peuvent porter des valeurs
autres que la maximisation du profit dès lors qu'ils
considèrent que l'entreprise a une responsabilité collective
vis-à-vis de la société dans laquelle elle s'inscrit (28)
.
Il s'agit dès lors de faire basculer la convention de la gouvernance
d'entreprise d'une maximisation de la valeur
actionnariale (même élargie dans le temps et dans son
périmètre) à une convention correspondant à la prise en
compte du bien-être des parties-prenantes (29)
. Passer de
la maximisation de la shareholder value à celle du stakeholder
welfare implique de rejeter l'hypothèse propre à la
Law and Economics de séparation des sphères économique
et politique. L'entreprise peut prendre en charge des
questions relevant d'externalités ne serait-ce que dans la
mesure où elle peut être à même, dans les limites de son
champ d'action, d'en prévenir la survenance.
II. DIFFICULTÉS DE MISE EN ŒUVRE
ET LIMITE D'UNE APPROCHE
INTÉGRATIVE DE LA GOUVERNANCE
D'ENTREPRISE
Cette approche intégrative de la gouvernance d'entreprise,
qui fait écho par de nombreuses dimensions aux
préconisations de la Law and Political Economy, se heurte
cependant à de nombreuses limites.
A. Trancher entre des attentes et des préférences
incommensurables et contradictoires
Prendre en compte les intérêts des parties prenantes ne
peut se réduire à introduire un coefficient d'altruisme
dans la fonction objective de la firme qui conduirait in fine
à décider qu'elle serait la part du profit à laquelle les
actionnaires renonceraient. Les préférences éthiques
peuvent conduire à des sacrifices en termes de production
de bien-être économique et ne pas se limiter à une question
de distribution. Même s'il ne s'agissait que d'arbitrer
entre les intérêts potentiellement divergents des parties
prenantes, le management de la firme doit opérer une
(26) Voir le cas de la « sollicitation ATT » mise en œuvre par Apple en matière de
recueil par des tiers des données personnelles des utilisateurs de son système
d'exploitation iOS. F. Marty, « Une perspective de droit économique sur les
engagements volontaires des firmes en matière d'éthique et de conformité »,
RID éco. 2021, vol. XXXV, p. 73-83.
(27) Bénabou R., & Tirole J., 2006, « Incentives and Prosocial Behavior », American
Economic Review, 96(5), p. 1652-16.
(28) Guiso L., Sapienza P., & Zingales L., 2015, « Corporate culture, societal
culture, and institutions », American Economic Review, 105, p. 60-76.
(29) Hart O., & Zingales L., 2022, « The New Corporate Governance », Stigler
Center Working Paper, n° 317, University of Chicago.
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GAZETTE DU PALAIS - mardi 27 juin 2023 - n O
hor s-sér ie
pondération entre ces derniers et accepter dans de nombreux
cas qu'il y ait des gagnants et des perdants. Il s'agit
également de décider du périmètre des parties prenantes
prises en considération. Le choix revêt, au sein même de
la firme, une dimension politique.
B. Garantir la redevabilité des décisions
des managers ?
La gouvernance d'entreprise est née de la question du
contrôle du manager par les actionnaires dans un cadre
de possibles divergences d'intérêts et d'un cadre informationnel
imparfait en termes économiques, c'est-à-dire
avec une information incomplète et asymétrique rendant
difficile la supervision des actions du manager (30)
. Dans
le cadre de la convention de la maximisation de la valeur
actionnariale, l'alignement des intérêts pouvait passer par
des dispositifs incitatifs (via des mécanismes d'options
d'achat d'actions) et le contrôle était facilité par la relative
objectivité de la mesure de la performance financière et
boursière. Cependant, donner au manager des objectifs
composites peut avoir pour effet de rendre plus difficile
l'alignement des incitations et le contrôle de la performance.
La marge de discrétion dont doit jouir le manager,
dès lors qu'il doit arbitrer entre des finalités multiples
et possiblement contradictoires, pose un problème en
termes de redevabilité (accountablity). Confier au manager
la responsabilité de réaliser de tels arbitrages suppose
de passer d'une approche en termes de relation d'agence
à une approche en termes d'intendance (stewardship),
laquelle repose sur l'adhésion à des valeurs communes
mais également sur l'acceptation de laisser à ce dernier
de larges marges discrétionnaires (31)
.
C. Prendre en considération les coûts
de l'engagement
Si certains dispositifs de la loi PACTE demeurent optionnels,
telle la raison d'être ou le statut d'entreprise à
mission, il est fait obligation à toute société d'être gérée
en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux
de son activité (C. civ., art. 1833-2). Cette
exigence, parmi de nombreuses résultant de textes français
et européen (32)
, illustre la problématique des coûts
de conformité pour les sociétés, que ces derniers soient
induits par des règles publiques ou par la nécessité de
s'aligner par rapport aux pratiques des firmes concurrentes.
Ces coûts ne sont cependant pas homothétiques
quelle que soit la taille de l'entreprise. Ils pèsent relativement
plus sur les petites entreprises. À ce titre, les
engagements des grandes firmes, quels que soient leurs
mérites intrinsèques, peuvent être un moyen d'augmentation
des coûts des rivaux de moindre taille dès lors que
ces derniers sont contraints de s'aligner pour ne pas être
marginalisés sur le marché.
(30) Berle A., & Means G., 1932, The Modern Corporation and Private Property,
Transaction Publishers.
(31) Davis J.-H., Schoorman F.-D., & Donaldson L., 1997, « Toward a Stewardship
Theory of Management », Academy of Management Review, 22(1),
p. 20-47.
(32) Au risque de placer les firmes en situation d'insécurité juridique au regard de la
lisibilité des règles applicables et de la prévisibilité de leur application.
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