Revue - Gazette du Palais - Hors Série du 25 juin 2024 - Nouvelles technologies : Des Horizons élargis pour les juristes ? - 19

Actes de colloque
des machines dans l'avenir, en ajoutant qu'il est cependant
primordial que la technologie puisse être maîtrisée
et régulée dans un cadre de confiance. J'aurais tendance
à penser la même chose. Nos décideurs publics marchent
sur cette ligne de crête où il est à la fois vital pour notre
économie de développer les nouvelles technologies et ses
potentialités sociales et économiques, et d'accélérer dans
l'IA, tout en encadrant les risques qu'elle fait peser en
termes d'éthique et sur nos droits fondamentaux.
D'une part, il faut réformer nos institutions et nos politiques
publiques, pour que le numérique puisse être
pleinement un facteur de progrès. Alors que les ÉtatsUnis
et la Chine ont fait de la maîtrise des nouvelles
technologies, et tout particulièrement de l'IA, l'un des
piliers de leur stratégie de puissance, nous devons encore
relever ce défi, faute de quoi nous n'aurons pas la maîtrise
de notre avenir. L'Europe et la France ont des atouts pour
être des acteurs de cette révolution, en premier lieu du
fait de l'excellence de nos talents. Mais la réalité est plus
préoccupante. Depuis plusieurs décennies, la tendance
est celle d'un déclassement technologique et économique
de notre continent, qui hypothèque sa prospérité et son
indépendance.
Une prise de conscience en France et en Europe semble
être amorcée depuis la pandémie de Covid-19 qui a mis
l'enjeu de souveraineté numérique au premier plan.
Nous avons alors souffert, et ce fut en particulier le
cas du ministère de la Justice et des tribunaux, qui ont
en la matière du chemin à parcourir et s'y attellent, des
insuffisances, des retards d'équipements numériques
de base. Nous devons anticiper davantage sur les évolutions
à venir. Les nouvelles technologies ont bénéficié
d'un soutien accru et de volets dédiés dans les plans de
relance NextGenerationEU et France Relance, dans les
programmes d'investissement France 2030 ou encore
InvestEU. Ces efforts ne sauraient suffire : c'est le constat
de la Commission sur l'intelligence artificielle qui estime
à 10 millards d'euros les besoins pour être à la hauteur de
nos principaux concurrents.
Le règlement établissant des règles concernant l'intelligence
artificielle adopté récemment en mars 2024, la
première législation au niveau mondial pour réguler
l'IA, est inédit et est à cet égard un premier pas. L'Union
européenne a fait beaucoup pour réguler le numérique :
le règlement sur les services numériques notamment
modernise enfin la directive n° 2000/31/CE du 8 juin 2000
qui réglementait alors uniquement le commerce électronique
et s'applique à la totalité des plateformes en ligne et
moteurs de recherche ; désormais, sera illégal en ligne ce
qui l'est déjà en ligne. C'est une victoire, mais également
la source d'un nouveau contentieux qui ne manquera pas
de faire réagir tous les praticiens du droit.
D'autre part, le déploiement volontariste des nouvelles
technologies au service de l'intérêt général doit s'accompagner
de la mise en place d'un cadre réglementaire
transparent à travers un déploiement des nouveaux outils
dans les services publics par étape, lucide et vigilant, au
plus près des besoins des Français et des Européens. Elle
est la condition pour construire un espace numérique de
confiance.
Le coprésident du Conseil national du numérique, Gilles
Babinet, constatait qu'existait une « forte dissonance
culturelle entre le monde de l'administration publique et
celui du numérique ». Mais si ces cultures sont différentes,
je ne crois pas qu'elles soient incompatibles. Je crois en la
pertinence d'une transformation de nos pratiques et peutêtre
même d'une refonte de nos services publics pour
mieux y intégrer les nouvelles technologies. Plusieurs
plans et initiatives visent à accompagner la transformation
numérique de l'État comme le plan Action publique
2022. Ces efforts doivent être poursuivis et renforcés. Ils
supposent d'accélérer la transformation digitale au sein
des institutions publiques et mettre en place les processus
nécessaires pour une transition réussie, notamment
dans les territoires.
IV. LA COUR DES COMPTES PARTICIPERA
PLEINEMENT À CETTE TRANSFORMATION
ET RENDRA COMPTE AUX CITOYENS
DE SON IMPACT RÉEL
Chargée d'une mission constitutionnelle d'évaluation
des politiques publiques, la Cour des comptes participe
pleinement à cette transformation profonde de l'action publique
et à l'intégration de cette dimension technologique
- désormais incontournable - à prendre en compte. Nous
travaillons, et travaillerons dès lors, sur et avec le numérique
et en particulier sur l'IA. Par nos rapports et nos
études, nous intégrons systématiquement cette dimension
des nouvelles technologies, conscient des opportunités
qu'elles ouvrent et des risques qu'elles comportent.
En matière de détection de la fraude fiscale des particuliers,
par exemple, un thème sélectionné dans le
cadre de la plateforme d'initiative citoyenne, lancée par
la Cour en 2022, la Cour a noté que la Direction générale
des finances publiques a opéré une « révolution
technologique » dans sa stratégie de détection des irrégularités
fiscales. Nos équipes ont-elles même audité les
algorithmes de détection de fraude, grâce à notre département
d'audit du numérique. Notre rapport souligne que
l'absence persistante d'estimation précise de la fraude
en France rend impossible l'évaluation de l'efficacité des
outils de détection, limitant ainsi le potentiel des avancées
technologiques.
Dans un domaine bien différent, la Cour a travaillé sur la
stratégie nationale de recherche en intelligence artificielle.
Notre rapport publié en avril dernier mettait en évidence,
sur le mode de l'évaluation in itinere, les progrès et les limites
de la stratégie nationale de l'IA lancée en mars 2018
à la suite justement des travaux « pour donner un sens à
l'intelligence artificielle » de Cédric Villani, qui est présent
parmi nous aujourd'hui, afin de mieux orienter la poursuite
des priorités en termes de recherche et enseignement
supérieur. Ce rapport montrait que la priorité donnée à
la recherche en IA a eu le mérite d'éviter un décrochage
par rapport à d'autres pays plus en pointe. Toutefois, les
freins identifiés résident dans l'absence de vision à moyen
terme de la pérennité des centres d'excellence et de leurs
modalités de financement, maillons importants de cet
écosystème mais également dans l'absence de suivi budgétaire
global satisfaisant.
Ce n'est pas anecdotique : pour réaliser ce rapport sur
« la stratégie nationale de recherche en intelligence artificielle
», nous avons utilisé nous-même l'IA ! Comment
identifier les scientifiques françaises travaillant sur l'IA ?
GAZETTE DU PALAIS - mardi 25 juin 2024 - n O hor s-sér ie 17
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