Revue - Gazette du Palais - Hors Série du 25 juin 2024 - Nouvelles technologies : Des Horizons élargis pour les juristes ? - 43

Actes de colloque
quels périls il convient de se prémunir ; et quand ces
périls ont été précisément identifiés, on ignore comment
les combattre. La solution est alors de fixer aux acteurs
de grands objectifs abstraits, et de leur intimer l'ordre
de trouver par eux-mêmes le chemin permettant de les
atteindre.
C'est ainsi que le DSA procède avec les « très grandes
plateformes et très grands moteurs de recherche », qui
regroupe les services fédérant plus de 10 % des habitants
de l'Union européenne (15)
. On y trouve aussi bien Amazon
Store que Twitter, Google Maps comme Wikipedia, l'AppStore
d'Apple au même titre que Facebook (16)
.
Ces acteurs géants, une fois désignés, doivent commencer
par identifier eux-mêmes les « risques systémiques »
qu'ils font courir à la société (17)
. Une liste suit, non exhaustive
alors même qu'elle est incroyablement englobante.
On y trouve notamment « la diffusion de contenus illicites
» par l'intermédiaire des services opérés, « tout effet
négatif réel ou prévisible pour l'exercice des droits fondamentaux
», « tout effet négatif réel ou prévisible sur le
discours civique, les processus électoraux et la sécurité
publique », « tout effet négatif réel ou prévisible » sur la
santé physique ou mentale des personnes.
Ces périls une fois connus, il convient de prendre « des
mesures d'atténuation raisonnables, proportionnées et
efficaces », adaptées aux risques identifiés (18)
.
Afin d'éviter que certains risques soient oubliés ou sciemment
négligés, les acteurs systémiques devront subir et
financer chaque année un audit réalisé par un tiers indépendant
(19)
. De surcroît, le contrôle public des obligations
de compliance spécifique à ces super-plateformes est
assuré directement par la Commission européenne ellemême
(20)
. Par ailleurs,
. Celle-ci pourra d'ailleurs demander à accéder
aux bases de données et algorithmes des professionnels,
afin d'y rechercher d'éventuels manquements aux règlements
qui resteraient sans cela invisibles (21)
des chercheurs agréés pourront demander à accéder
à ces informations, « à la seule fin de procéder à des
recherches contribuant à la détection, au recensement et
à la compréhension des risques systémiques » (22)
.
Que penser de ce paradigme de la compliance, qui est
en train de s'imposer partout en droit européen du numérique,
du champ des données à caractère personnel
à l'intelligence artificielle en passant, nous l'avons vu,
par le droit des plateformes communicationnelles ?
C'est un droit dont la souplesse, l'agilité, l'adaptabilité
séduisent assurément. Mais ces avantages ne vont pas
sans contreparties inquiétantes, auxquelles les membres
de l'association Droit et commerce seront certainement
sensibles. On peut d'abord s'interroger sur le respect
du principe de légalité des délits et des peines : nous ne
sommes certes pas face à des sanctions pénales à proprement
parler, mais les amendes administratives relèvent
néanmoins d'un droit répressif considéré plus largement.
Après tout, les montants peuvent atteindre 6 % du chiffre
d'affaires mondial annuel, soit plusieurs milliards d'euros
dans certains cas (23)
. Qu'on puisse porter de tels coups
à une entreprise, alors même que ce qui était attendu
d'elle n'était que très imparfaitement défini - c'est tout
l'intérêt de ce paradigme -, laisse quelque peu songeur.
Ensuite, on peut s'interroger, et nous le faisons régulièrement,
sur le pouvoir sans cesse croissant accordé aux
autorités administratives indépendantes. Les membres
de leurs collèges sont nommés par le pouvoir politique ce
qui, dans un avenir démocratique qui s'annonce incertain,
peut légitimement inquiéter, d'autant que les obligations
et incompatibilités qui pèsent sur eux ne sont pas celles
qui s'imposent à des magistrats. Les décisions de ces
autorités sont certes susceptibles de recours, généralement
devant le Conseil d'État, mais c'est un nouveau motif
de réflexion qui s'offre alors à nous. Ce paradigme de la
compliance, qui ne fait qu'enfler, a pour effet secondaire de
faire du juge administratif, et non plus du juge judiciaire,
le gardien véritable des libertés individuelles dans l'environnement
numérique. Certains en seront émus, d'autres
rassurés peut-être. L'essentiel est que chacun en ait bien
conscience, et que ce mouvement s'accompagne, si nécessaire,
d'évolutions institutionnelles en conséquence.
464v1
(15) PE et Cons. UE, règl. n° 2022/2065, 19 oct. 2022, art. 33.
(16) La liste est notamment consultable à l'adresse : https://lext.so/E62Hjg.
(17) PE et Cons. UE, règl. n° 2022/2065, 19 oct. 2022, art. 34.
(18) PE et Cons. UE, règl. n° 2022/2065, 19 oct. 2022, art. 35.
(19) PE et Cons. UE, règl. n° 2022/2065, 19 oct. 2022, art. 37.
(20) PE et Cons. UE, règl. n° 2022/2065, 19 oct. 2022, art. 64 et s.
(21) PE et Cons. UE, règl. n° 2022/2065, 19 oct. 2022, art. 40.
(22) PE et Cons. UE, règl. n° 2022/2065, 19 oct. 2022, art. 40.
(23) PE et Cons. UE, règl. n° 2022/2065, 19 oct. 2022, art. 52.
GAZETTE DU PALAIS - mardi 25 juin 2024 - n O hor s-sér ie 41
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