Fonction publique - Concours ENM 2025 - 8e - 18

Aux inquiétudes précitées, s'ajoute la peur. La machine a toujours fait peur. Notre imaginaire est saturé
depuis le XIXe
siècle de machines qui deviennent plus puissantes que les humains et finissent par prendre
le pas sur eux. Il s'agit en fait d'un vieux thème romantique depuis le Frankenstein de Mary Shelley (1818)
et qui a continué de vivre jusque dans l'imaginaire des films comme 2001, l'Odyssée de l'espace (1968)
de S. Kubrick ou Matrix des Wachowski, dont le premier volet est sorti en 1999. Il n'est donc pas surprenant
que la transformation numérique produise le même effet. D'abord, l'essor du numérique donne le sentiment
qu'il contribue à la perte de métiers et de compétences. Comme dans le passé, avec la lutte contre le
machinisme, illustré notamment par le luddisme en Angleterre, le numérique laisse entrevoir une société dont
la hiérarchie des compétences serait revisitée. L'essor attendu de l'intelligence artificielle, entendue comme
l'ensemble des technologies visant à réaliser par l'informatique des tâches cognitives traditionnellement
effectuées par l'humain, s'accompagne de la disparition annoncée de métiers. L'appellation « intelligence
artificielle », qui est celle d'une discipline scientifique imaginée en 1956 entre l'informatique et les sciences
cognitives, fait surgir dans le grand public le fantasme d'une machine intelligente au sens humain, douée
d'une conscience d'elle-même, capable de faire des choix et - dans la science-fiction - susceptible d'acquérir
une autonomie néfaste pour l'homme. Les dispositifs développés à ce jour sont très loin de disposer d'une
conscience. Pour autant, les dysfonctionnements de logiciels (bogue, cyberattaque, mauvaises données
d'apprentissage) peuvent avoir des conséquences graves, voire mortelles, que ce soit pour le pilotage
automatique d'un véhicule ou pour l'administration d'un traitement thérapeutique. En tout état de cause,
comme le relevait une étude du Conseil d'État, Intelligence artificielle et action publique : construire la
confiance, servir la performance, publiée en 2022, il est nécessaire de sortir de la science-fiction pour parler
la même langue face à l'IA qui suscite autant d'espoirs que de fantasmes.
B - LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE OU L'AVÈNEMENT D'UNE SOCIÉTÉ DU RISQUE
Le progrès a très vite montré qu'il n'était pas dénué de conséquences qui se révèlent être à l'origine de
désillusions pour reprendre le titre d'un essai de Raymond Aron (1969). La technique moderne ne permet
pas d'empêcher toute catastrophe ; de surcroît, elle devient une source de dangers. Pour certains, la
technique, « enjeu de ce siècle » (Jacques Ellul), devient autonome : l'homme ne maîtrise plus ce qui était
au départ un outil libérateur, devenu un instrument d'asservissement. Cette prise de conscience date des
années 50, que ce soit par la philosophie et notamment la conférence de Heidegger sur la technique, ou par
le fait nucléaire avec la prise de position pacifiste de chercheurs. La révolution numérique n'échappe pas à
cette vision d'une prise de pouvoir qui échapperait à toute forme de contrôle. L'IA serait ainsi, aux yeux de
certains, la probabilité la plus poussée d'un tel scénario.
Toute évolution technique significative suscite des craintes. En 1986, Ulrich Beck publie Risikogesellschaft,
un livre qui traite des transformations sociales contemporaines sous le concept de risque, traduit en France
en 2001. L'auteur avance l'idée que l'humanité contemporaine développe des « manufactures à risques ».
Selon l'auteur allemand, le destin de l'homme n'est plus placé sous le signe de la misère, mais sous celui
de la peur. Sa théorie repose sur l'observation d'une « rupture à l'intérieur de la modernité », qui se
manifeste par la remise en cause de la « religion du progrès », à commencer par la gouvernance des sociétés
humaines. Le système technicien, pour reprendre le titre d'un essai de Jacques Ellul paru en 1977, confère à
la technique une place autonome dans la société. Dans La Technique et la Science comme idéologie, paru en
1968, Habermas dénonçait pour sa part la technique comme étant l'idéologie des groupes dirigeants dans
les démocraties libérales.
La science puis la technique au fur et à mesure qu'elles progressaient ont contribué au « désenchantement
du monde » et à une remise en cause de certaines croyances. Le XIXe
siècle est celui du positivisme
tel que rapporté par Auguste Comte pour qui la science se substitue à la religion et à la technique à la
politique. L'administration des choses semble une source de progrès illimité (« on n'arrête pas le progrès »),
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