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L'idée de confier la décision politique aux sachants est donc avant tout une utopie reposant sur l'idée
qu'il est possible d'établir une « gouvernance par les nombres », selon l'expression du juriste Alain
Supiot. Cependant, en niant l'affrontement de systèmes de valeurs concurrents que suppose la politique,
le recours à l'expertise est perçu comme une menace pour la démocratie dès lors qu'il tend à priver le
peuple et les institutions chargées de le représenter de leur capacité de décision. L'expérience de la crise
du Covid-19, durant laquelle nous vîmes des collèges d'experts non élus jouer un rôle proéminent dans la
décision politique est exemplaire de la défiance que provoque pareil recours parmi les citoyens.
Comment expliquer, dès lors, le recours accru à la science dans le champ de la décision politique ? Dans
un cours donné à l'université de New York, le 23 novembre 1953, Hannah Arendt faisait le lien entre le
délitement de l'autorité politique et le surgissement du règne de l'expertise : c'est parce que l'autorité du
pouvoir politique ne va plus de soi que nous sommes tentés de nous en remettre à un pouvoir objectif. De
nombreux commentateurs, à l'image de la philosophe Barbara Stiegler (De la démocratie en pandémie :
santé, recherche, éducation, 2021) ont ainsi vu dans la pandémie du Covid-19 un exemple de cette thèse :
c'est parce que le pouvoir politique fut impuissant qu'il se barricada derrière l'autorité des sachants.
II. L'action gouvernementale au défi de sa légitimité
La thématique de la crise des institutions représentatives, au premier rang desquelles le Parlement, est
aujourd'hui un leitmotiv connu : la représentation serait accaparée par un groupe, au mépris des intérêts
de leurs électeurs. Comme le souligne cependant Pierre Rosanvallon dans Le Bon gouvernement, la crise de
légitimité touche également de plein fouet le pouvoir exécutif (A). Il convient en conséquence d'en examiner
les manifestations dans un contexte de menaces grandissantes pesant sur nos démocraties, menacées par
les apôtres de la simplicité (B).
A. LA LÉGITIMITÉ GOUVERNEMENTALE EN CRISE
[Idée n° 1 : les équivoques de la légitimité démocratique] Du mouvement des Gilets jaunes aux populismes
de tous bords, des mouvements contestataires aux multiples ouvrages critiques qui garnissent les rayons
des librairies, le constat est entendu : il faudrait donc mettre fin au régime antidémocratique qui serait le
nôtre, le pouvoir ayant été confisqué par une oligarchie qui se servirait des institutions légales pour servir
ses propres intérêts. Afin d'assurer le véritable « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple »,
selon la formule d'Abraham Lincoln, il faudrait instaurer une véritable démocratie directe, dont l'outil
serait le RIC (référendum d'initiative citoyenne), qui permet à n'importe quel citoyen de proposer des lois,
demander l'abrogation d'une loi, révoquer des élus...
Ce concept de démocratie, que l'on croirait évident, se dérobe à la raison tant il fait l'objet d'interprétations
contradictoires. Il y a ainsi une bataille sur le sens de notre régime, qui se repère dans notre situation
présente : à ceux qui brandissent la légitimité du gouvernement constitué, d'autres opposent celle du peuple
et de ses différentes manifestations. En réalité, comme le démontre Bernard Manin dans ses Principes du
gouvernement représentatif (1995), la démocratie ne fut assimilée à l'élection de représentants qu'à partir
du XVIIIe
siècle alors qu'elle se comprenait auparavant comme le pouvoir direct du peuple. Aujourd'hui,
notre Constitution consacre conjointement la souveraineté nationale, qui s'exprime par les représentants,
et la souveraineté populaire, qui renvoie à la démocratie directe. Cette ambivalence est exprimée
à l'article 3 de la Constitution : « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses
représentants et par la voie du référendum. »
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