Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique. - 136

GENRE, DROIT ET POLITIQUE
L'une des facettes spécifiques du procès Lubanga et une question qui a généré
de nombreux débats a été celle de son incidence ou de son absence d'incidence
sur la justice de genre. Comme nous l'avons montré plus haut, les règles et les
normes institutionnelles propres à la CPI ont abouti à une situation où les femmes
sont en grande partie exclues, en tout cas dans leur statut de « victimes » des
violences sexuelles. Cela se vérifie particulièrement dans les poursuites pénales
dont les accusations portent, entre autres, sur des violences sexuelles, et pour
lesquelles il existe un risque réel de réduire les femmes à un statut de victimes
d'un seul crime spécifique, celui de violence sexuelle, et d'éliminer ou d'exclure
tout autre forme de discrimination ou de persécution contre elles ainsi que tout
autre rôle pour elles, ce qui les enferme par conséquent dans une position sociale
de passivité, d'infériorité et de vulnérabilité nécessitant qu'elles soient
protégées 31. Ne se focaliser que sur les violences sexuelles, a-t-on fait valoir,
pouvait détourner d'autres formes de violences et de discriminations liées au
genre, et cette insistance pouvait se révéler contre-productive dans la quête d'une
justice de genre 32.
L'affaire Lubanga aurait pu, en tant que premier procès de la CPI, constituer
une occasion idéale pour mettre à l'épreuve les nouvelles dispositions concernant
la justice de genre, mais le Bureau du Procureur a en l'occurrence décidé de ne
pas inclure les charges de violences sexuelles dans les chefs d'inculpation retenus
contre Lubanga. Ce dernier a seulement été accusé des crimes de conscription et
d'enrôlement d'enfants soldats. Les raisons de ce choix peuvent s'expliquer par
la stratégie de la CPI de rationaliser les poursuites de manière à limiter la durée
des procès, le nombre de témoins appelé·es à la barre, etc., et ce afin de pouvoir
juger les affaires aussi rapidement et efficacement que possible 33. C'est parce
que les membres du Bureau du Procureur n'étaient pas certain·es de collecter
suffisamment de preuves concernant les violences sexuelles et qu'ils pensaient
que les obtenir retarderait trop longtemps le procès qu'il a été décidé de ne pas
attendre et de lancer la procédure avec les chefs d'inculpation portant sur les
enfants soldats, lesquels étaient considérés comme moins « contestables ». En
réalité, le procureur a expliqué plus tard : « Je savais que, pour arrêter Lubanga,
je devais agir vite. Et j'avais des preuves solides concernant les enfants soldats.
Je n'étais pas encore en mesure de prouver le lien entre les meurtres et les viols.
J'ai donc décidé d'aller de l'avant avec le dossier qui était en ma possession » 34.
31. Susanne BUCKLEY-ZISTEL et Magdalena ZOLKOS, « Introduction: Gender in Transitional
Justice », dans Suzanne BUCKLEY-ZISTEL et Ruth STANLEY (éd.), Gender in Transitional
Justice, Palgrave Macmillan, Basingstoke, 2012, p. 1-35.
32. Katherine FRANKE, « Gendered Subjects of Transitional Justice », dans Columbia Journal of
Gender and Law, 15, 3, 2006, p. 813-828.
33. Suzan M. PRITCHETT, « Entrenched Hegemony, Efficient Procedure or Selective Justice? An
Inquiry into Charges for Gender-Based Violence at the International Criminal Court », dans
Transnational Law and Contemporary Problems, 17, 1, 2008, p. 265-305.
34. Cité dans Louise A. CHAPPELL, « Conflicting Institutions and the Search for Gender Justice at
the International Criminal Court », op. cit., p. 187.
DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 61, 2021
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