Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique. - 189

LE GENRE COMME VECTEUR DE TRANSFORMATION DU DROIT
les individus ne s'effectue pas seulement par la conscience ou par l'idéologie,
mais aussi dans le corps et avec le corps » 63. L'assignation à la binarité sexuée,
en particulier à l'état civil, est l'un des processus de biopouvoir au sens où elle
constitue une « prise de pouvoir sur le corps individuel et sur l'homme
espèce » 64. Interroger cette binarité, c'est assumer la lutte biopolitique qui
s'organise à partir du « point le plus intense des vies, celui où se concentre leur
énergie, [...] là elles se heurtent au pouvoir, se débattent avec lui, tentent
d'utiliser ses forces ou d'échapper à ses pièges » 65. Cette lutte se déploie sur un
plan que Deleuze qualifie d'espace strié ou lisse 66. Le fait d'ajouter une catégorie
« Autre » ou « Neutre » à la binarité « Femme/Homme » de l'état civil s'inscrit
dans des affrontements et déplacements des lignes de l'espace strié. Cela permet
de continuer à diagnostiquer les conséquences du conditionnement identitaire à
la binarité et de mettre en place des mesures spécifiques, dont les discriminations
positives, pour y remédier, tout en dépassant une approche rigide et statique de
cette binarité. La sortie de toute catégorisation sexuée est alors le pas d'après, un
horizon pour tendre vers un espace lisse ou nomade faisant valoir « la puissance
du non-dénombrable, même quand elle est composée d'un seul membre. C'est la
formule des multiplicités. Minorité comme figure universelle, ou devenir tout le
monde » 67. Afin qu'elle ouvre à cet horizon, il est nécessaire que la phase de strie
trinaire ne participe pas de la renaturalisation des hiérarchies sociales et
politiques. L'ajout d'une troisième catégorie à l'état civil doit ainsi être portée
comme un moyen de lutter contre les discriminations en usant stratégiquement
de catégories d'analyse et d'action. Le défi d'utopie réaliste est de considérer les
identifications légales non pas comme l'enregistrement d'identités immuables
reflétant un ordre naturel et garant de l'ordre social, mais comme participant
d'une reconnaissance de la pluralité humaine qui ne se décline pas en
singularisations aliénantes. Le débat sur la non-pertinence de l'évolution des
catégories de sexe à l'état civil permet d'examiner les enjeux à la fois théoriques
et concrets des dilemmes de l'égalité. Il démontre que la dimension
consubstantiellement paradoxale de la lutte pour des droits dans une perspective
émancipatrice 68
amène à l'appréhender dans une perspective nécessairement
critique et stratégique.
63. Ibid.
64. Bernard ANDRIEU, « La fin de la biopolitique chez Michel Foucault », dans Le Portique, 13-14,
2004, URL : .
65. Michel FOUCAULT, Œuvres, Gallimard, Paris, tome II, 2015, p. 1311.
66. Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Capitalisme et schizophrénie 2 : mille plateaux, Éditions
de Minuit, Paris, 1980.
67. Ibid., p. 588.
68. Wendy BROWN, « Suffering Rights as Paradoxes », dans Constellations, 7, 2, 2000, p. 230-241.
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DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 61, 2021

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