Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique. - 210

GENRE, DROIT ET POLITIQUE
origines modestes, son enfance en banlieue voire sa religion juive pour s'attaquer
aux femmes, aux musulmans et aux musulmanes. Tel humoriste mettra en scène
sa couleur de peau pour proférer des menaces envers les lesbiennes et les gays.
Tel élu d'extrême-droite jouera de son orientation sexuelle pour dénoncer les
migrants et les migrantes, et même les droits des homosexuel·les. Toutes ces
prises de position publiques partent du principe que les identités sont
interchangeables et préexistent à l'intersection. Plutôt que de penser la
« consubstantialité des rapports sociaux » 134, elles utilisent l'idée d'intersection
pour réifier une catégorie à partir d'une autre. S'il s'agit d'un détournement du
concept d'intersectionnalité, il est néanmoins nécessaire de s'interroger sur les
raisons pour lesquelles un tel détournement s'avère possible.
L'intersection étant à la fois le résultat et la cause de la discrimination,
transformer les rapports de pouvoir n'est possible qu'à la condition de penser les
modalités de constitution et d'organisation des cultures minoritaires ainsi que les
valeurs qu'elles portent 135. Faute de ce travail, les politiques intersectionnelles
tendent à s'en remettre à l'agentivité comme remède principal à la domination,
sans plus de considération pour la dimension morale de l'appartenance. Parce
que chaque individu combine plusieurs appartenances de groupe, les politiques
intersectionnelles escomptent, par une sorte d'effet domino, que se mettront en
place des coalitions minoritaires. Plusieurs autrices ont expliqué les difficultés
de ce passage de l'individuel au collectif 136 : la notion d'intersectionnalité
permet certes de mieux appréhender les différences internes à un groupe donné
mais peine à proposer une réponse satisfaisante aux intérêts divergents des
groupes minoritaires. Éléonore Lépinard montre que la question de l'agentivité
individuelle peut devenir un piège dans lequel l'autre est considéré à la lumière
de sa propre capacité d'agir : certaines femmes deviennent, aux yeux des autres,
de mauvaises féministes en raison de leur vêtement, de leur profession ou de leur
religion. Elles sont désignées au mieux comme victimes de leur inauthenticité,
au pire comme traitresses à la cause. É. Lépinard plaide pour une éthique
féministe de solidarité en proposant de se mobiliser non pas au nom du « nous »
du féminisme mais sur la base des valeurs de responsabilité pour autrui qui
animent ses composantes, y compris dans leurs divergences 137.
Je défends ici une perspective similaire : il m'apparaît indispensable de ne
pas penser par simple comparaison (ma discrimination contre la tienne, ma
liberté d'expression contre la tienne, etc.) mais par analogie, c'est-à-dire en
134. Danièle KERGOAT, « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », dans Elsa DORLIN
(éd.), Sexe, race, classe : pour une épistémologie de la domination, PUF, Paris, 2009, p. 111125
2009.
135. Voir Kevin DUONG, « What Does Queer Theory Teach us About Intersectionality? », dans
Politics & Gender, 8, 3, 2012, p. 370-386.
136. Maria CARBIN et Sara EDENHEIM, « The Intersectional Turn in Feminist Theory: a Dream of a
Common Language? », dans European Journal of Women's Studies, 20, 3, 2013, p. 233-248.
137. Éléonore LÉPINARD, Feminist Trouble: Intersectional Politics in Postsecular Times, Oxford
University Press, Oxford, 2020, p. 7.
DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 61, 2021
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