Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique. - 219

CONCLUSION
Comme l'illustre ce dernier exemple, les analyses françaises dont nous avons
retracé les contours dans l'introduction à cet ouvrage collectif ne se sont pas
développées totalement en dehors des réseaux désormais très internationalisés de
la Feminist Legal Theory. Cependant, comparativement aux contextes angloétats-uniens
et à d'autres pays francophones, le droit et la science politique
française se sont révélées, pendant longtemps, particulièrement résistantes aux
analyses féministes. Tandis que la Feminist Legal Theory essaimait dans le
monde anglophone et que les numéros spéciaux « Genre et droit » se succédaient
dans les revues juridiques allemandes, autrichiennes ou suisses 13, l'acculturation
du droit et de la science politique françaises aux analyses de genre a été plus lente
à se mettre en place 14, peut-être en raison des liens historiques qui ont uni, par le
passé, le droit et la science politique, et des cadres d'analyse masculins qui ont
longtemps dominé ces deux disciplines. Les chercheurs et chercheuses françaises
travaillant, à l'intérieur de ces disciplines, sur la thématique « genre et droit » (y
compris les analyses de la sexualité) ont dès lors été confrontées à des obstacles
et à une délégitimation encore plus importante que dans d'autres contextes
nationaux. En termes d'obstacles disciplinaires, l'institutionnalisation
comparativement plus récente des études-genre en France a sans doute permis
une floraison tardive mais rapide des travaux sur la thématique, y compris dans
d'autres spécialités que le droit.
Ces obstacles disciplinaires particulièrement intenses sont peut-être
également dus aux caractéristiques intrinsèques de l'objet « droit ». Celui-ci se
présente en effet comme un discours de neutralité, une puissance
« d'éternisation » du social, en un mot un vecteur de dépolitisation qui renforce
les hiérarchies de genre en les rendant invisibles et incontestables. L'opposition,
bien connue, entre les nations de common law et les pays de tradition civiliste ne
change rien au fait que, de part et d'autre de l'Atlantique ou de la Manche, une
minorité reste une minorité : le monde social n'est pas moins inégalitaire (ou,
pour le dire comme Pierre Bourdieu : moins relativiste) selon que les sources
principales du droit émanent de la coutume ou de la codification. On peut
toutefois se demander quelle a été la part du droit universaliste républicain (i.e.
français) dans la reproduction des inégalités que le discours juridique (lois,
jurisprudence, doctrine) contribue à perpétuer 15. Pour ce qui est de l'approche
13. Voir Karine LEMPEN, « Droit », dans Catherine ACHIN et Laure BERENI (éd.), Dictionnaire
genre et science politique : concepts, objets, problèmes, Presses de Sciences Po, Paris, 2013,
p. 193.
14. Laure BERENI, Alice DEBAUCHE, Emmanuelle LATOUR, Karine LEMPEN et Anne REVILLARD,
« À la recherche d'une analyse féministe du droit dans les écrits francophones », dans Nouvelles
Questions féministes, 28, 2009, p. 4-9 ; Catherine ACHIN et Laure BERENI, « Introduction :
comment le genre vint à la science politique », dans Catherine ACHIN et Laure BERENI (éd.),
Dictionnaire genre et science politique, op. cit., p. 13-42.
15. Laure BLÉVIS, « Les avatars de la citoyenneté en Algérie coloniale ou les paradoxes d'une
catégorisation », dans Droit et société, 48, 2001, p. 557-581 ; Emmanuel BLANCHARD, La
Police parisienne et les Algériens (1944-1962), Nouveau Monde Éditions, Paris, 2011 ;
Abdellali HAJJAT, Les Frontières de l'» identité nationale » : l'injonction à l'assimilation en
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DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 61, 2021

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