Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique. - 53

LE DROIT COMME VECTEUR DES INÉGALITES DE GENRE
C'est cette dernière conception qui fut finalement retenue lorsque la loi fut
validée par le Conseil constitutionnel chilien. De même, la loi française doit être
la même pour tous « soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » 27. Ce principe
reste toutefois lui aussi subordonné à l'idée selon laquelle les citoyen·nes sont
par nature égaux entre eux. Autrement dit, sont égaux devant la loi les
citoyen·nes qui sont égaux entre eux. Inversement, des citoyen·nes inégaux ne
sauraient se voir appliquer les mêmes dispositions pénales : la ou le mineur·e
n'est pas traité·e comme l'adulte, ni la personne vulnérable comme la personne
moyenne. Se refuser à consacrer dans les textes ces inégalités de condition
reviendrait au contraire à les nier, et donc à les perpétuer. Mais quelle est la
pertinence de cette idée au regard des inégalités qui résultent des violences de
genre ? Quelles conceptions de l'égalité sont réellement en jeu dans les
discussions sur la sexospécification des normes de droit ?
Si nous suivons les distinctions opérées en 1991 par la théoricienne féministe
du droit Catharine MacKinnon 28 dans Reflections on Sex Equality, c'est la
définition même de l'égalité de traitement, en tant qu'elle s'additionne à
l'obligation de « neutralité législative », qui complique la prise en compte des
biais criminologiques sexospécifiques. En effet, suivant la conception
aristotélicienne de la justice distributive qui est au cœur des doctrines juridiques
universalistes, si l'on considère que l'égalité revient à appliquer à tous et toutes
le droit tel qu'il est écrit et tel qu'il prend pour objet le « citoyen standard », alors
les sujets du droit ne se révèleront égaux entre eux qu'à mesure de leur
conformité avec ce citoyen 29. Or, comme le soutient Catharine MacKinnon
lorsqu'elle cite Simone Weil dans ce même article, les femmes n'ont pas eu voix
au chapitre lors de l'institution des lois qui régulent l'ordre social 30 : exclues de
la communauté des « frères » prise pour objet dans le contrat social, comme le
rappelle par ailleurs Carole Pateman, celles-ci se sont donc retrouvées assimilées
au corps des citoyens de manière fortuite 31. Tout du moins n'ont-elles pas
consenti ni même participé à l'élaboration de ce projet, et encore moins aux lois
27. Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, article 6.
28. Pionnière des études féministes du droit, Catharine MacKinnon est notamment connue pour
avoir théorisé le harcèlement sexuel au travail comme une forme de discrimination fondée sur
le sexe dans les années 1970. À partir de la fin des années 1980, elle collabore avec Andrea
Dworkin dans une suite de travaux controversés qui mettent en cause l'industrie du sexe, en
particulier la pornographie, en tant que celles-ci participeraient de l'exploitation et de la
subordination systémiques des femmes. Nous nous appuierons plutôt ici sur sa philosophie
féministe du droit, dans laquelle elle met en avant les biais genrés (et surtout masculins) de la
loi à partir d'une analyse des dispositions juridiques dédiées à l'appréhension des agressions
sexuelles (voir par exemple Catharine A. MACKINNON, Le Féminisme irréductible :
conférences sur la vie et le droit, trad. Catherine Albertini et al., Éditions des Femmes, Paris,
2005 [1987]).
29. Catharine A. MACKINNON, « Reflections on Sex Equality under Law », dans Yale Law Journal,
100, 5, 1991, p. 1289 (notre traduction).
30. Ibid., p. 1281.
31. Carole PATEMAN, The Sexual Contract, Polity Press, Cambridge, 1988. Pour une
recontextualisation de cette problématique dans le contexte républicain français, voir Réjane
SÉNAC, Les Non-frères au pays de l'égalité, Presses de Sciences Po, Paris, 2017.
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DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 61, 2021

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