Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 11

Christophe PIERUCCI
mais aussi celle de l'histoire des idées, la lecture des maîtres du droit public
français pouvant « apporter des éléments de réflexion oubliés » ou offrir « par
son inactualité même des termes de comparaison qui permettent de saisir
l'impensé des querelles contemporaines et les [éclairer] par conséquent a contrario
» 23. En sollicitant la philosophie du langage et la sémiologie, il peut
s'agir également d'enquêter sur la genèse et le destin d'un énoncé et faire ainsi
la part des impensés dans la formation des idées et des catégories juridiques 24.
Plus généralement, les sciences sociales, et la science politique notamment,
permettent de saisir les rapports de force et les représentations sociales dominantes,
mais aussi les processus de régulation dont le droit est le produit 25. De
même, dans la mesure où ce qui détermine « en dernière instance » la production
du droit administratif « relève désormais des sciences économiques, des
sciences de la gestion et des théories contemporaines de la nouvelle gouvernance
publique » 26, ces disciplines sont en mesure d'éclairer le pour quoi du
droit.
Prendre ainsi « appui sur une autre discipline de manière à porter un regard
différent sur les objets juridiques, sur les impens és de sa discipline », n'est pas
réservé au droit administratif 27, ni au seul droit. Les sciences sociales elles -
mêmes sont aux prises avec leurs propres impensés 28 qui rejoignent parfois
ceux du droit savant. Ainsi d'une science politique critiquant le « juridisme »,
tout en partageant « avec le droit un impensé central : la fiction d'un déjà-là
agissant du droit (...), fiction qui interdit non seulement d'interroger véritablement
le droit comme construction historique, mais qui conduit, paradoxalement
(...), à employer les mêmes schèmes d'évaluation des pratiques que celles des
juristes, à savoir l'idée que les usages du droit peuvent être saisis dans leur
" écart " au droit positif, dans leur conformation (ou pas) à la doxa juridique » 29.
Sciences sociales et droit ont aussi en commun l'oubli de certains objets. Ainsi,
22. Voir notamment les travaux mentionnés par Grégoire BIGOT (Ce droit qu'on dit administra -
tif... Études d'histoire du droit public, La Mémoire du Droit, Paris, 2015, préface p. xxx).
23. Jean-Marie DENQUIN, « Quelques observations sur les Principes de droit public de Maur ice
Hauriou », dans Jus Politicum, 6, 2011, p. 1.
24. V. not. Florian MUGNIER, La personnalité juridique des collectivités territoriales. Genèse et
développement d'une personne morale dans l'État, Dalloz, Paris 2022 [coll. Nouvelle bibliothèque
de thèses], à paraître.
25. Voir Jacques COMMAILLE, Laurence DUMOULIN et Cécile ROBERT (éd.), op. cit.
26. Daniel MOCKLE, « Le droit administratif doit-il être vu autrement ? », dans Droit et société ,
2016/1, p. 232.
27. Marie-Claire PONTHOREAU, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), Economica, Paris, 2010 ,
p. 227.
28. Voir par exemple Bastien FRANÇOIS et Antoine VAUCHEZ (éd.), Politique de l'indépendance.
Formes et usages contemporains d'une technologie de gouvernement, Presses Universitaires
du Septentrion, Villeneuve-d'Ascq, 2020, p. 11, montrant que l'indépendance « est restée à
bien des égards un point aveugle des sciences sociales » ; Loïc BLONDIAUX, « L'idée de démocratie
participative : enjeux, impensés et questions récurrentes », dans Marie-Hélène
BACQUE, Henry REY et Yves SINTOMER (éd.), Gestion de proximité et démocratie participa -
tive, La Découverte, Paris, 2005, p. 119.
29. Bastien FRANÇOIS, « Préalable avant de prendre le droit comme objet », op. cit., p. 118-119.
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Recherches et travaux, vol. 35/2022

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