Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 13

Christophe PIERUCCI
où la jurisprudence n'alimente pas la réflexion doctrinale, « celle-ci continue de
ne pas penser la traduction juridique du rapport philosophique des fins et des
moyens, de ne pas en faire un principe directeur du droit public français ».
D'autres impensés du droit administratif peuvent être décelés en se situant
sur le terrain de l'analyse du système des acteurs, à travers la question de
l'influence du Conseil d'État sur la marche des affaires publiques et des modalités
de sa présence « hors ses murs ». Pascale Gonod démontre ainsi que plusieurs
des évolutions ayant permis au Conseil d'État de conserver une position
centrale, au cœur de l'État et de la société, demeurent impensées. Le Conseil
d'État a été confronté à un environnement en forte évolution au cours des dernières
décennies et il a connu d'importantes mutations. Par son exceptionnelle
capacité d'adaptation, il a néanmoins conservé son influence et, de la sorte, son
emprise sur le « gouvernement de la société ». Une certaine discrétion entoure
cependant différents facteurs de ce maintien de l'ascendant du Conseil d'État
sur le monde extérieur, qu'il s'agisse de l'attribution au Conseil d'État de la
fonction de gestionnaire de la juridiction administrative ou de la participation
individuelle des membres du Conseil d'État à des activités administratives
d'intérêt général et, ainsi, à l'élaboration de normes pouvant être portées à sa
connaissance dans sa fonction juridictionnelle. S'agissant du pantouflage des
membres du Conseil d'État, s'il est aussi discuté que documenté, son orientation
vers de nouvelles zones de circulations professionnelles entre public et privé
reste peu considérée par les juristes universitaires. Le développement récent
d'une mission d'études et de recherches est aussi à penser, qui voit le Conseil
d'État dépasser ses fonctions traditionnelles et renforcer ainsi sa position dans
le champ de la réflexion intellectuelle.
Cheminer sur des territoires qui ne sont plus tout à fait ceux du juriste, pour
revenir au droit, est également illustré par la thèse d'une « sur-détermination
économique du droit administratif », sur laquelle revient Jacques Chevallier. Il
rappelle que cette idée, qui jalonne l'œuvre de Jacques Caillosse, est celle
d'une tendance à l'instrumentalisation du droit administratif par la raison économique.
Le droit administratif tendrait ainsi à perdre la relative indépendance
dont il bénéficiait vis-à-vis du champ économique. Relevant la singularité de
cette analyse par rapport aux interprétations les plus fréquentes de la doctrine,
soulignant combien la thèse, fortement argumentée, emporte l'adhésion,
l'auteur invite à prolonger la réflexion en ouvrant plusieurs pistes. Elles pourraient
amener notamment à reconsidérer la part respective de l'économique et
du politique dans la détermination du droit administratif. Le concept de surdétermination,
dans la lecture qu'en propose Althusser, pourrait ainsi inciter à
considérer que c'est le droit administratif qui constitue pour l'ordre économique
une structure déterminante en dernière instance. De même, le constat
d'un impératif d'approfondissement des droits traduit une dynamique d'évolution
du droit administratif qui dépasse la question de la détermination économique.
Les sciences sociales trouvent un intérêt à s'interroger sur les rapports
exacts qu'elles entretiennent avec de tels cheminements des juristes au-delà des
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Recherches et travaux, vol. 35/2022
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