Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 15

Christophe PIERUCCI
lisation, de déconcentration, ou d'aménagement du territoire » 33. Dans ce domaine,
des impensés sont révélés aussi bien par les conséquences du silence de
certains textes que par le jeu des interactions liées à la mise en œuvre des règles
de droit. Ces autres impensés du droit administratif donnent à voir les limites
mêmes de l'« imaginaire public ».
Traitant des « ratés de l'aménagement des territoires », Agathe Van Lang
montre comment des impensés du droit administratif se révèlent lors de l'échec
de grands projets. Leur abandon, « après des années d'études, de procédures et
de contentieux », signe l'existence d'« angles morts du champ de vision des politiques
». La visite d'un « musée imaginaire des projets irréalistes qui ont
échoué sur les écueils des réalités » permet de mesurer combien les aspects
physiques, historiques et sociaux des territoires semblent ignorés des projets
d'aménagement portés par l'État et les élus locaux. La « mise en relation du
territoire géographique et du droit » apparaît ainsi « absente - comme impensée
» et les projets font figures de choix imposés. À de tels impensés du « gouvernement
» s'ajoutent ceux des instruments de « gouvernance », dont les limites
demeurent peu considérées par les pouvoirs publics. Les échecs tiennent
aussi au fait que le droit de l'aménagement du territoire reflète une vision du
monde valorisant la marchandisation et la mondialisation néo-libérale,
l'opposition à certains projets s'expliquant par une profonde critique de telles
valeurs. Or ces limites d'un droit et d'une société surdéterminés par l'économie
restent essentiellement impensées, tout comme une politique d'aménagement
des territoires dominée par une vision économique du monde reste inaccessible
à « la nécessaire prise en compte des intérêts propres aux éléments de l'environnement
».
La fragmentation territoriale dévoile, elle aussi, certains impensés du droit
administratif des territoires. Les sciences sociales (de la géographie aux
sciences économiques) questionnent depuis longtemps l'existence, les ressorts
ou l'étendue d'un tel phénomène de fracturation. Si les juristes ont encore peu
contribué à cette réflexion, Olivia Bui Xuan vient montrer comment l'analyse
juridique peut, à son tour, contribuer à penser les fractures territoriales. Dans le
cadre d'une réflexion sur la territorialisation du droit, le développement des intercommunalités
est ainsi analysé dans ses rapports avec la fracturation des territoires,
qu'elle aurait vocation à atténuer et parvient d'ailleurs en partie à résorber
effectivement. Mais l'analyse du droit de l'intercommunalité et, notamment,
des règles de fonctionnement et de prise de décision des EPCI montre aussi
comment ces éléments peuvent contribuer parfois à accroître la fracture territoriale.
La mise en place d'établissements de coopération intercommunale apparaît
alors comme un inattendu vecteur d'inégalité : entre les territoires inclus
dans ces groupements et les autres, du fait de la recentralisation du pouvoir à
l'échelle de certaines intercommunalités ou des modalités de représentation au
sein de ces groupements.
33. Jacques MOREAU, « Esquisse d'une théorie juridique de la territorialisation », dans Revue de
droit sanitaire et social, 2009, p. 16.
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Recherches et travaux, vol. 35/2022

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