Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 156

(Notes pour ne pas conclure)
Reste que ces travaux gagneraient à recevoir compléments et prolongements
dans deux directions principales.
A. De la doctrine comme récit standardisé
Insistons pour commencer sur ce fait bien connu certes , mais dont on ne
juge pas toujours utile de tirer toutes les conséquences tant matérielles qu'intellectuelles
: la très forte singularité des conditions de production doctrinale du
droit administratif français. Elles nous mettent en présence d'une véritable machinerie,
dont il convient d'examiner attentivement les différents rouages 6. Cet
exercice est déterminant pour qui s'emploie à l'analyse des discours constitutifs
du droit administratif. D'aucuns s'interrogeront peut-être sur l'usage de ce pluriel.
Son bien-fondé pourrait, c'est vrai, donner naissance à discussion. Mais
rien n'empêche vraiment de décrire ainsi la réalité académique : elle est très
largement dominée par la reproduction mimétique d'un discours de référence.
Ce grand récit n'occupe pas pour autant la totalité du champ doctrinal ; mais,
s'il fait place à des variantes, sinon à des discours dissidents, ceux-ci se font
rares, et leur prise en considération demeure marginale 7. Bien sûr, s'agissant
des travaux de Charles Eisenmann dont il serait difficile de prétendre qu'ils appartiennent
à la doxa universitaire 8, cette remarque peut sembler tout à fait
inappropriée ! Pareil jugement se heurte pourtant à une réalité têtue : quelle est
vraiment l'influence théorique de la pensée de l'auteur sur les grandes constructions
doctrinales du droit administratif 9 ?
C'est bien pourquoi il sera ici finalement question, réserve faite des nuances
introduites ci-dessus, du discours du droit administratif. On adoptera d'autant
plus volontiers cette formulation qu'à bien des égards ce discours est assimilable
à une construction presque obligée. Pareil constat apparaîtra sans doute
brutal. Il n'en est rien, pour peu que l'on accepte de réunir certaines observations
aisément vérifiables : il en est ainsi de l'enseignement profondément standardisé
de la discipline, du modèle ritualisé de la thèse, et de celui tout aussi
codé du concours d'agrégation, comme de ce souci jamais démenti des facultés
de droit de cultiver la singularité de leur histoire. Encore convient -il de prendre
toute la mesure de ce que représente la pérennité de ce couple ins titutionnel rare
que forment en France l'Université et le Palais -Royal 10. Autant d'éléments qui,
en constante interaction à l'intérieur du système qu'ils composent en même
6. Bruno LATOUR, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d'État, La Découverte et
Syros, Paris, 2002.
7. André DEMICHEL, Le droit administratif. Essai de réflexion théorique, LGDJ, Par is, 1978 ;
Paul ALLIES et al. (éd.), L'administration dans son droit. Genèse et mutation du droit administratif
français, Publisud, Paris, 1985 [coll. Critique du droit].
8. Charles EISENMANN, Cours de droit administratif, 2 vol., LGDJ, Paris, 1982-1983 ; Écrits de
droit administratif, Dalloz, Paris, 2013 [coll. Bibliothèque Dalloz].
9.
Jacques CAILLOSSE, Les « mises en scène » juridiques de la décentralisation. Sur la question
du territoire en droit public français, LGDJ, Paris, 2009 [coll. Droit et société], p. 53.
10. Jacques CAILLOSSE et Olivier RENAUDIE (éd.), Le Conseil d'État et l'Université, Dalloz, P aris,
2015 [coll. Thèmes et Commentaires].
Recherches et travaux, vol. 35/2022
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