Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 158

(Notes pour ne pas conclure)
assurément banal. Il n'est pas moins décisif : ce que les juristes croient construire
sur des bases qui leur seraient propres vient souvent d'ailleurs. Eux aussi
font usage, sans toujours le savoir ou sans toujours se l'avouer, de matériaux
d'emprunt.
C'est justement en cela que la fabrication doctrinale du droit administratif
relève aussi de la littérature. Loin de nous l'idée de confondre activité juridique
et activité littéraire, même s'il n'est pas abusif d'affirmer que ces deux pratiques
sont susceptibles de relever de la critique littéraire, bien que les ouvrages
qui ouvrent la voie à de pareilles recherches se fassent encore rares 14. Il n'est
pas moins vrai qu'existe dans le droit une part littéraire qu'on ne saurait réduire
à une pure identité intellectuelle 15. L'efficacité sociale du droit, son aptitude à
faire croire et, ce faisant, à produire des effets matériels, bref, tout cela que l'on
peut désigner comme la réalisation même du droit - un sujet dont on sait qu'il
est largement délaissé par les juristes , mais fortement investi par les sociologues
16 - est aussi fonction de sa constitution fictionnelle. On ne peut que se
féliciter de voir ces questions émerger sur la scène académique : on pense aux
livraisons récentes de la revue Droit et littérature, comme à cette journée
d'études organisée le 18 avril 2019 par la Société pour l'histoire des Facultés de
droit sur ce même thème Droit et Littérature. Il n'est pas interdit d'y voir la
promesse de recherches renouvelées permettant, notamment aux juristes de
droit administratif, d'examiner comment le juridique contribue, avec ses
moyens propres, au pouvoir politique des images. L'importance de ce phénomène
a été méthodiquement révélée par les travaux de Pierre Legendre 17, ou
encore ceux de Patrick Boucheron 18. Les récits juridiques dont la doctrine assure
la diffusion participent du travail de représentation, c'est -à-dire du redoublement
fictionnel du réel, dont se sert l'action publique et dont le politique se
soutient 19.
14. Richard A. POSNER, Droit et littérature, PUF, Paris, 1996 [coll. Droit, Ethique, Société] ; An -
toine COMPAGNON, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Seuil, Paris,
1998 [coll. La Couleur des idées] ; Dario MONTOVANI, Les juristes écrivains de la Rome antique.
Les œuvres des juristes comme littérature, Collège de France/Les Belles Lettres, Par is,
2018 [coll. Docet Omnia] ; Anne-Laure GIRARD, Adrien LAUBA et Damien SALLES (ed), Les
racines littéraires du droit administratif, Faculté de droit et des sciences sociales de Poitier s,
2021 [coll. Actes et colloques].
16. Liora ISRAËL et al. (éd.), Sur la portée sociale du droit. Usages et légitimité du registre juridique,
PUF, Paris, 2005 [coll. CURAPP] ; Jacques COMMAILLE, À quoi nous sert le droit ?, Gallimard,
Paris, 2015 [coll. Folio Essais].
17. Pierre LEGENDRE, Dieu au miroir. Étude sur l'institution des images, Fayard, Paris, 1994 ; ID.,
Le visage de la main, Les Belles Lettres, Paris, 2019.
18. Patrick BOUCHERON, Conjurer la peur. Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images,
Seuil, Paris, 2013.
19. Pierre BOURDIEU, Sur l'État. Cours au Collège de France 1989-1992, Raisons d'agir /Seuil,
Paris, 2012.
15. Laurent BOVE (éd.), Théâtre et justice, Éditions Quintette, Paris, 1991 ; Richard A. POSNER,
op. cit.
Recherches et travaux, vol. 35/2022
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