Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 161

Jacques CAILLOSSE
de déconstruire nombre de montages disciplinaires, ceux-là même dont
l'extrême fragilité se découvre jusque dans les obsessions doctrinales les plus
courantes : que ce soit celle des privatistes d'une publicisation du droit commun,
ou celle des publicistes d'une privatisation du droit de l'action publique.
Dans le croisement devenu incessant de ces deux discours, n'est -ce pas tout le
droit, dans ce qu'il a de fondamentalement commun, qui est à l'œuvre ?
Qu'on nous comprenne bien : il serait déraisonnable d'ignorer la double
dualité structurante de notre ordre juridique, en ce qu'elle implique tout à la
fois les droits applicables aux relations sociales et les juridictions en charge de
leur contrôle. De même convient-il de ne surtout pas sous-estimer la division du
monde des juristes eux-mêmes : les doctrines publiciste et privatiste continuent
de se développer selon des logiques différentes. Les observations faites cidessus
ont une tout autre raison d'être : elles sont une invitation à tirer toutes
les conséquences juridiques - et celles-ci sont tout à la fois pratiques et théoriques
- qu'appelle l'imbrication profonde des activités publiques et privées 28.
Nul doute qu'avec ce phénomène, la problématique, si chère aux administrativistes,
déjà évoquée de l'exorbitance entre plus que jamais dans le champ des
critiques que lui adressait Charles Eisenmann dès les années 1950 29. Comme
on a pu depuis fort justement l'écrire : « le droit administratif n'est pas étranger
au juge judiciaire, qui s'y réfère ou en applique les concepts et pratiques,
comme d'ailleurs il arrive au juge administratif de faire application du droit
privé. Il y a sans doute là, au-delà des nécessités d'ordre juridique, la manifestation
et le fruit du dialogue des juges. Surtout il y a la manifestation de la construction
de l'ordre juridique par la recherche d'une interprétation uniforme du
droit » 30.
III. Le droit administratif et le politique
S'agissant d'observer ce qui, dans la littérature savante de droit administratif,
procède visiblement du souci disciplinaire devenu dominant de demeurer au
plus près de la technicité juridique, ce troisième thème ne relève pas tant d'un
choix personnel que d'une logique obligée 31. Sa place dans le présent texte ne
saurait donc étonner. Le droit administratif ne s'emploie-t-il pas à saisir une
28. Pierre BIRNBAUM, Où va l'État ? Essai sur les nouvelles élites du pouvoir, Seuil, Paris, 2018 ;
Pierre-Yves COLLOMBAT, Position personnelle du rapporteur, Commission d'enquête sur les
mutations de la haute fonction publique et leurs conséquences sur le fonctionnement des institutions
de la République, Paris, Sénat, n° 16, session ordinaire 2018-2019 ; Pierre FRANCE et
Antoine VAUCHEZ, Sphère publique, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage , Les
Presses de Sciences Po, Paris, 2017.
29. Charles EISENMANN, « Droit public, droit privé », op. cit.
30. Jean-Louis GALLET, « Juge judiciaire et droit administratif », dans AJDA, 2013, Do ssier : Le
droit administratif en 2013, p. 391.
31. Thomas PERROUD, Jacques CAILLOSSE, Jacques CHEVALLIER et Danièle LOCHAK ( éd. ), Les
grands arrêts politiques de la jurisprudence administrative, LGDJ/Lextenso, Paris, 2019 [coll.
Les grandes décisions].
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Recherches et travaux, vol. 35/2022

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