Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 162

(Notes pour ne pas conclure)
matière qui, d'emblée, se présente à nous comme politique ? C'est au point que
ce droit s'est historiquement construit comme l'une des expressions du politique.
Les travaux de Pierre Bourdieu sur ce qu'est l'État et sur la place prise
par le droit public dans le processus toujours recommencé d'institutionnalisation
étatique pourraient être ici pour les juristes une référence majeure -
même si nombre d'entre eux font le choix délibéré de les ignorer 32. Pour autant
pareille caractérisation ne vaut pas seulement pour le droit administratif. Elle
intéresse le droit tout entier, y compris les disciplines juridiques dont on peut
admettre plus facilement l'identité technique tant elles se plaisent à faire elles -
mêmes valoir leur neutralité politique. Que l'on pense par exemple au cas du
droit civil. Il n'est pourtant pas difficile de voir qu'il est, lui aussi, au service
d'une cause politique. Il suffit pour s'en convaincre de prêter attention aux perceptions
du droit administratif, et plus largement du droit public, qui peuvent
prévaloir du côté du droit civil ! La politique propre à ce dernier est spécialement
visible, parce qu'affichée, dans la critique récurrente, évoquée plus haut,
d'un mouvement de socialisation du droit commun, ou encore dans le récit de
l'expansion supposée du droit administratif 33.
On m'objectera peut-être que la mise en rapport, affirmée ici, du juridique
avec le politique relève de l'évidence pure et simple, et qu'elle n'a aucun besoin
d'être élucidée car elle est une sorte de donnée originaire sur laquelle il est
inutile de faire retour ! Mais il faudrait alors expliquer pourquoi autant d'efforts
doivent être déployés en doctrine pour refouler le politique. Le choix, maintenant
dominant, du positivisme technicien n'a pu s'imposer qu'à ce prix : il lui a
fallu faire place nette, en procédant au « nettoyage » du juridique afin d'y
gommer son information politique. Tout cela trouve à présent une expression
jusque dans l'organisation disciplinaire de l'enseignement universitaire, et, par
voie de conséquence, la distribution académique de la recherche institutionnalise
la séparation entre sciences du droit et sciences du politique 34. Et cette division
se retrouve partout dans le système français d'enseignement du droit 35,
où se pratique la partition du droit administratif et de la science administrative,
du droit constitutionnel et de la vie politique, du droit international public et des
relations internationales, etc. Ces partages-là n'ont pas été opérés sans de
bonnes raisons ! Encore convient-il que cette distribution des rôles ne fasse pas
oublier son caractère secondaire, dérivé. Elle intervient à l'intérieur d'une
même configuration dont on doit commencer par ne rien ignorer de la texture :
32. Pierre BOURDIEU, Sur l'État, op. cit.
33. Christophe JAMIN et Fabrice MELLERAY, op. cit., p. 162 et s., et p. 182 et s.
34. Jacques CAILLOSSE, « Quel espace pour la " science administrative " aujourd'hui ? Interrogations
sur la distribution actuelle des " sciences de l'État " », dans Frontières du droit, critique
des droits. Billets d'humeur en l'honneur de Danièle Lochak, LGDJ, Paris, 2007 [coll. Droit et
Société], p. 369 et « Roland Drago, une science administrative soutenue par le dro it » , dan s
Stéphanie CHATELAIN-PNROY, Patrick GIBERT, Madina RIVAL et Alain BURLAUD (ed. ), Les
grands auteurs en management public, éd. EMS, Paris, 2021, p. 83.
35. Jacqueline GATTI-MONTAIN, Le système d'enseignement du droit en France, PUL, Lyon, 1987
[coll. Critique du droit].
Recherches et travaux, vol. 35/2022
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