Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 163

Jacques CAILLOSSE
le politique irrigue tout ce qui relève de la juridicité ; et celle-ci prend sens dans
les formes d'exercice du pouvoir. Entre le savoir des juristes et le pouvoir - celui
dont l'État et les collectivités publiques sont en charge -, on peut parler
d'interactions instituées. C'est ainsi que le droit administratif, pour revenir à
notre objet, loin de s'être simplement constitué en science de l'Ét at, n'a pas
cessé de fonctionner comme une science d'État. On sait quels développements
a pu connaître cette thèse dans les écrits de Pierre Legendre 36, comme dans
ceux de Pierre Bourdieu 37. Serait-il abusif de prolonger cette proposition en
affirmant que le droit administratif fait corps avec l'État, ou, mieux encore,
qu'il finit par donner un corps à l'État ? Sans doute ne supporte-t-il pas seul la
charge de cette fonction, mais le fait est qu'il se trouve profondément impliqué
dans sa mise en œuvre.
Lieu par excellence de la représentation du pouvoir, le droit administratif
fournit donc à l'État des moyens marquants pour dessiner ses contours et légitimer
l'exercice de ses fonctions. De cette fonction légitimante il faut dire
qu'elle n'a rien d'un accessoire rhétorique. Dans un État de droit, l'accomplissement
du pouvoir génère et organise sa propre mise à distance. Le droit administratif
est un gisement de ressources nécessaires à cet exercice. Voilà, en
quelques mots, ce qui autorise à regarder notre droit comme la composante essentielle
d'un système de domination. : non seulement il est susceptible de soutenir
une logique de coercition, mais il développe dans le même temps un discours
qui vise à son occultation, en faisant « jouer » tous les registres de
l'intérêt général.
Cette perception critique du droit administratif ne peut être pleinement justifiée
qu'à la condition de reconnaître par ailleurs, et dans le même temps, tout ce
qui peut faire de ce droit un véritable système de résistance à la dominat ion. Il
est différentes manières d'interpréter le « succès » du contentieux administratif,
mais l'une d'entre elle oblige à reconnaître l'aptitude de notre droit à servir toujours
plus efficacement la contestation du pouvoir administratif, dans l'accep -
tion la plus courante de cette expression. Les usages contentieux du droit de
l'action publique montrent bien pourquoi et comment ce dernier peut aussi arrêter
parfois l'exercice d'un pouvoir qu'il sert par ailleurs. C'est que ce contentieux
fait entendre autre chose que lui-même ; il produit du bruit bien au-delà
de son propre périmètre. Il est à sa manière une caisse de résonance pour des
débats qui l'investissent, le traversent et, le cas échéant, s'en servent.
Arrêtons-nous brièvement sur un exemple, celui du contentieux généré par
l'action publique moderniste, celle qui transforme l'environnement pour servir
les exigences du Progrès ou de la Croissance. C'est alors tout le champ du droit
administratif qui est mis à contribution : urbanisation, urbanisme commercial,
propriété publique, aménagement du territoire, travaux publics, services pu36.
Pierre LEGENDRE, Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Les Éditions de Minuit,
Paris, 1976 [coll. Critique], p. 153 et s.
37. Pierre BOURDIEU, « De la maison du roi à la raison d'État », dans Actes de la recherche en
sciences sociales, juin 1997, p. 55.
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Recherches et travaux, vol. 35/2022

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