Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 165

Jacques CAILLOSSE
cerne pas en l'occurrence ce que le droit a pu faire changer, mais le changement
dont le droit lui-même porte les marques.
Pour décrire cette métamorphose, il faut la saisir dans ses deux dimensions
principales : avant de relever ce qui a pu se produire dans l'expression, la mise
en forme des grandes thématiques juridiques, ce qui est ici désigné par les
termes « grands récits », il convient d'examiner les transformations qui affectent
jusqu'au système des acteurs, entendez ces agents juridiques qui élaborent
et portent les récits.
A. Producteurs et porteurs de récits
Aussi connu soit-il, le sujet reste délicat. Il est vrai qu'il ne serait guère justifié
de lui donner ici de longs développements. Un constat devrait suffire, dans
lequel se donne à voir le changement dans les manières de « faire du droit administratif
». Une pratique qui gagnerait sans aucun doute à être mise en rapport
avec le mouvement plus général de refondation de la justice administrative
42. La doctrine universitaire se trouve, aujourd'hui plus que jamais, en
compétition avec ce qu'il est convenu d'appeler la doctrine organique 43. Que
les acteurs impliqués dans ce jeu réfutent, dans l'ensemble, cette idée de compétition
n'empêche nullement celle-ci d'avoir lieu 44. Ce pourrait être d'ailleurs
un des prismes de lecture du livre si essentiel qu'a consacré Bruno Latour à La
fabrique du droit 45. Face à ce phénomène contemporain, il serait bien vain de
faire valoir que le juge, justement parce qu'il est juge, ne peut produire de la
doctrine, au sens où l'Université entend ce mot. Le fait est que le Conseil d'État
a considérablement renforcé ses « positions » dans le champ de la production
doctrinale. Une autre question doit impérativement être posée : quelle place les
juristes universitaires réservent-ils à la pratique théorique - au sens le plus large
de ce mot - dans leur office ? Plus précisément encore, dans quelle estime tiennent-ils
réellement ce type d'activités 46 ?
B. Registre et répertoire des récits
De prime abord, on ne peut qu'être frappé par cette capacité rare qu'a su
développer le droit administratif à se reproduire sur des bases stables. L'état des
lieux de la matière - celui que dressent presque annuellement les manuels -
laisse supposer des permanences, sinon une formidable aptitude à la résilience.
Il serait bien entendu abusif de parler d'une reproduction à l'identique. La réali42.
Pascale GONOD, Le Conseil d'État et la refondation de la justice administrative, Dalloz, Paris,
2014 [coll. Thèmes et Commentaires].
43. Maryse DEGUERGUE, Doctrine universitaire et doctrine organique, dans AFDA, La doctrine en
droit administratif, op. cit., p. 41-57.
44. Pierre BOURDIEU, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ jur idique » ,
dans Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1986, p. 3.
45. Bruno LATOUR, op. cit.
46. Alain SUPIOT, « Grandeurs et petitesses des professeurs de droit », dans Les Cahiers de droit,
Faculté de droit, université Laval, Québec, 42, 2001, p. 595.
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Recherches et travaux, vol. 35/2022

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