Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 166

(Notes pour ne pas conclure)
té disciplinaire est autrement subtile : sous des formes immuables il y a toute
l'impermanence du matériau juridique. Voyez la mutation qu'a pu connaître le
juge administratif lui-même : ses capacités de contrôle ont été démultipliées , et
sans doute pourrait-on même ajouter que son propre désir de contrôle a changé
d'échelle 47 ! Plus globalement encore, c'est la place du droit administratif dans
l'ordonnancement juridique qui n'est plus la même. Voilà de solides arguments
qui invitent à se garder du piège des apparences.
Depuis une quarantaine d'années le droit administratif a dû composer avec
une réalité juridique transfigurée : s'il peut continuer de s'exposer à l'aide de
marqueurs identitaires inchangés (intérêt général, service public, propriété publique,
fonction publique, etc.), c'est à l'intérieur d'un système réagencé du fait
de la constitutionnalisation du système juridique tout entier et de sa subordination
accrue aux exigences de droits supranationaux. Tout ce processus de transformation
est aussi porté par l'écriture doctrinale. Les registres qu'emprunte
cette dernière ont connu depuis les années 1980 de singulières variations. Des
questionnements pratiquement inédits ont vu le jour. C'est ainsi, notamment,
que la problématique de la « gouvernance par les nombres » 48 a fini par se
trouver une mise en récit juridique. C'est lui que l'on décline dans une multitude
de recherches et d'enseignements qui questionnent notre droit (au- delà du
droit administratif, le système juridique tout entier) depuis le standard de son
attractivité économique. Standard dès lors qu'il s'agit d'un thème offert à la
logique des variations. En l'occurrence, ces variations vont de l'idée d'un droit
efficace ou performant, jusqu'à l'avènement supposé d'un droit administratif
global. Le pouvoir invasif de ce récit n'a d'ailleurs pas provoqué mécaniquement
l'effacement des autres dont il serait venu occuper la place. On pense aux
problématiques depuis longtemps constituées de l'État comme Sujet Neutre ou
encore comme Grand Protecteur 49. Ces fictions-là sont restées actives, un peu à
la manière de ce qu'en théorie de la littérature on appelle des « sous-textes ». Et
leur persistance contribue à alimenter cette impression d'une discipline juridique
qui se montre fort capable d'assurer sa reproduction.
Bien sûr que le droit administratif ainsi entendu continue de vivre sa vie
propre 50 ! Mais il doit le faire dans des conditions beaucoup plus contraignantes
que jadis. Il lui faut compter avec le déploiement institutionnel de nouveaux
espaces disciplinaires qui « compriment » son aptitude à prospérer. Pensons
notamment au droit public des affaires, au droit privé de l'action publique,
au droit européen des politiques publiques ou, plus récemment, au droit admi47.
Pascale GONOD, op. cit.
48. Alain SUPIOT, La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014),
Fayard, Paris, 2015 [coll. Poids et mesures du monde] ; ID., Le travail n'est pas une marchandise.
Contenu et sens du travail au XXI
e siècle, Leçon de clôture, Éditions du Collège de
France, Paris, 2019.
49. Jacques CAILLOSSE, L'État du droit administratif, 2e éd., LGDJ, Paris, 2017 [coll. Droit et Société].
50.
Jacques CAILLOSSE, « Le " poids d'histoire " du droit administratif : une ressource po litique
d'actualité ? », dans Revue française de finances publiques, 2020, p. 5.
Recherches et travaux, vol. 35/2022
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