Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 175

Karl-Henri VOIZARD
recherche, « ce n'est pas se parer (à tous les sens du terme), c'est s'exposer », la
définition du progrès scientifique « étant précisément qu'on baisse la garde,
qu'on peut recevoir des coups » 26. Tel est donc le prix à payer pour que les
choses avancent ; pour qu'elles avancent vraiment. Aux termes de son hommage
à Monet et à son travail, Clemenceau n'est pas très éloigné d'une telle
vision du progrès : « Conquis ou conquérant. Au sort de prononcer. Et puisque
la victoire, vaillamment disputée, est au bénéfice du vainqueur et des vaincus
tout ensemble, félicitons-nous d'un combat grandiose où la conquête se réalise
pour le plus grand bien de tout le monde. Honneur aux hommes de bonne volonté
! » 27.
Retour au rêve. Subitement, les couleurs autour de moi prennent un nouveau
tour. Les ombres bougent à grande vitesse, les jours et les nuits s'alternent
sans répit au rythme accéléré de l'axe de rotation de la terre autour du soleil.
Puis, soudain, le décor se fige. Teintes vives. Intenses. Nous ne sommes plus au
printemps, ni en automne. L'été bat son plein. Au cœur des nymphéas, les
fleurs sont ouvertes à la lumière. Ce changement de saisons rassemblées en un
seul rêve me ramène inévitablement au chef- d'œuvre du peintre dans lequel il
avait voulu « absoudre le monde dans une parcelle d'eau, dans une éclaboussure
de bleus et de vert » 28.
Dans cette composition magistrale, souvenez-vous, les multiples éléments
du décor s'alignent sans horizon sur un seul et unique plan : qu'ils soient
fluides, fleurs, ombres, reflets des arbres, des nuages et du ciel. Chaque chose
se mêle dans « un kaléidoscope où des miettes de réalité entrent tête-bêche en
collision » 29. C'est surtout qu'en confondant pêle-mêle les nymphéas avec les
reflets du monde, le miroir d'eau de Monet amène les représentations sur le terrain
de la réalité. On ne pouvait pas mieux souligner la puissance agissante des
images. Et, parce que le miroir d'eau a des propriétés dont est dénué le miroir
de verre, parce qu'il est, lui, parfaitement franchissable, il ouvre la porte d'un
« arrière-monde » pour dire les choses à la façon d'un Gaston Bachelard 30. Ce
miroir magique invite tout simplement chacun à sortir du jeu des apparences.
La silhouette de notre savant est toujours au même endroit, suspendue à son
pont, méditant sur l'eau. Certains des mots que j'ai prononcés lui sont tout à
fait familiers : « images », « reflets », « représentations », auxquels on pourrait
ajouter « formes », « surface », « exposition », « miroitement », « mises en
scène », « théâtre », ainsi que l'expression « donne à voir », autant de termes
26. Pierre BOURDIEU, Sociologie générale, vol. 1, Cours au Collège de France (1981-1983), Raisons
d'agir/Seuil, Paris, 2015, p. 14.
27. Georges CLEMENCEAU, Claude Monet. Les Nymphéas, Librairie Plon, Paris, 1928, p. 124.
28. Stéphane LAMBERT, L'Adieu au paysage. Les Nymphéas de Claude Monet, Édit ions de La
Différence, Paris, 2008, p. 54.
29. Pierre GEORGEL, Claude Monet. Nymphéas, Éditions Hazan, Tours, 1999, p. 11.
30. Gaston BACHELARD, L'eau et les rêves. Essai sur l'imagination de la matière, Librairie Jo sé
Corti, Paris, 1942, p. 32.
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Recherches et travaux, vol. 35/2022
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