Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 177

Karl-Henri VOIZARD
pas tout le temps. Sur ce matériau chaotique, le pas est léger ; et tandis qu'il
pouvait paraître précaire et fragile, il ne plie pas sous nos pieds.
Autant le dire : nos repères traditionnels n'existent plus . Nous sommes
plongés dans un milieu instable et figé à la fois, propice à l'imagination, d'«
une réalité alternative fondée sur d'autres postulats que ceux du monde connu
» 36. « Le jardin d'hiver », tel est le nom que Jean Dubuffet a donné à cette
œuvre. Le plasticien, à l'origine du concept de l'Hourloupe, vise à la matérialisation
des productions mentales. C'est en « propageant de l'inexistence » 37 -
ce jardin d'hiver n'existe pas - qu'il suggère la reconstruction par soi-même
d'un réel dont on est ici totalement coupé. L'œuvre spatiale n'est plus, comme
le simple tableau, un vecteur extériorisé au service de la réflexion ; elle est la
projection tridimensionnelle de notre univers mental rabattu sur lui-même. Là,
dans ce milieu où l'on ne retrouve ni spectacle ni spectateurs, les principes de
l'optique n'ont aucune efficience 38. Il suffit qu'une chose soit « évoquée pour
prendre existence » 39.
Je réalise alors que je n'ai, dans ce rêve, jamais été aussi près d'approcher
mon Directeur : il est à peine à quelques mètres de moi. Malheureusement nous
sommes tous deux trop absorbés par nos propres réflexions pour interagir ;
c'est l'endroit qui veut ça. Et je me demande d'ailleurs si, à sa façon, l'œuvre
de Dubuffet n'illustrerait pas un peu certaines de ses réflexions sur l'État. Le
concepteur de l'Hourloupe ne fait-il pas la proposition très claire de cesser « de
chercher L'Être là où il feint de se cacher », de « mettre en scène sa dérobade
constitutive », pour reprendre les explications de Michel Thévoz 40. Aucune distinction
ne serait à faire entre la périphérie d'une chose et son essence.
De la même manière, notre savant pose dans ses écrits et de façon récurrente
la question de l'État. Mais jamais en détachant la problématique de son
essence des multiples interrogations sur ce qu'il « fait » - ou prétend vouloir
faire - en usant du droit 41 . Jamais il ne s'attaque de front à la définition de
l'instituion étatique 42, définition que l'on pourrait considérer comme le préalable
nécessaire à toute étude du droit administratif. Non. Son objet est et reste
le droit administratif, mais cela ne l'empêche nullement de prétendre apporter
par ce prisme à la connaissance du phénomène étatique. Ce qui peut se comprendre
! C'est parce que le droit administratif est au carrefour de l'être et du
36. Michel THEVOZ, Dubuffet, Éditions d'Art Albert Skira, Genève, 1986, p. 206.
37. Ibid., p. 200.
38. Gaëtan PICON, Le travail de Jean Dubuffet, Éditions d'Art Albert Skira, Genève, 1973, p. 195.
39. Michel THEVOZ, op. cit., p. 206.
40. Ibid., p. 180.
41. Pareille démarche ne s'éloigne guère de l'analyse des politiques publiques, discipline que
Jacques Caillosse a enseignée pendant de nombreuses années - chose peu commune pour un
juriste. Pierre MULLER et Yves SUREL nous rappellent que, « pour l'analyste des po litiques,
l'État n'existe pas vraiment en tant qu'entité globale susceptible d'un traitement spécifique.
Seule son action fait l'objet de l'attention du chercheur » (L'analyse des politiques publiques,
Montchrestien, Paris, 1998, p. 40).
42. À la différence, par exemple, de Georges BURDEAU (L'État, Seuil, Paris, 2009) ou Jacques
CHEVALLIER (L'État, Dalloz, Paris, 2011).
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Recherches et travaux, vol. 35/2022
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