Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 22

Les territoires impensés du droit adminstratif
nature même de la volonté humaine d'établir un rapport entre les finalités visées
et les modalités employées puisque, l'action étant une intention tournée
vers un but, il n'y a pas d'actions humaines sans fins atteignables ni moyens
pour les atteindre. La question se pose alors inévitablement de déterminer la
préséance à accorder aux fins ou aux moyens, de se demander si les moyens
doivent toujours l'emporter quelles que soient les fins visées, si les seconds
sont acceptables pourvu qu'ils soient un minimum agencés aux premières et
permettent pour cette raison-là d'atteindre efficacement les fins désirées, ou encore
si, au nom de la morale et de l'éthique, seuls les moyens strictement proportionnés
aux fins qu'ils ont pour mission d'accomplir sont justifiés et légitimes,
exigeant de l'être humain de renoncer à ceux qui ne le sont pas quand
bien même les finalités mériteraient pourtant d'être réalisées.
Situé au cœur de la philosophie morale occidentale, ce rapport des fins et
des moyens est pourtant totalement absent du droit administratif français. Cette
lacune est d'autant plus surprenante que le droit public, qui prolonge sur le terrain
juridique les grands questionnements de la philosophie morale et politique,
eût dû logiquement conduire les juristes publicistes à s'y intéresser. On se serait
attendu à ce qu'ils retracent depuis longtemps l'évolution d'un droit public qui,
parti du cynisme machiavélien de la Renaissance selon lequel la fin justifie tous
les moyens, serait arrivé aujourd'hui, après des siècles de lumières démocratiques
et de progrès juridiques, grâce aux avancées du constitutionnalisme moderne
et de la démocratie libérale, à l'idée que la force gouvernante, les procédés
exorbitants et énergiques qu'elle emploie, les fameuses « prérogatives de
puissance publique » dont elle fait usage, ne sont légales que pour autant
qu'elles sont mises au service et qu'elles parviennent à réaliser les nobles finalités
qu'un peuple libre et souverain a décidé d'atteindre en concluant son pacte
social, au premier rang desquelles figure, pour reprendre la formulation de
l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août
1789, « la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme ».
En droit administratif français, puisque l'Administration a été fondamentalement
conçue par les juristes comme une action qui s'accomplit davantage
qu'une institution qu'on organise, puisque l'Administration, au sens fonctionnel
privilégié, est avant tout une théorie de l'action, tout entière organisée autour
de l'acte administratif - acte de volonté destiné à produire des effets - tout
aurait dû pousser à présenter l'action administrative au moyen de la grille de
lecture des fins et des moyens. Et, à partir du moment où le droit administratif
français est devenu le droit d'une démocratie libérale et républicaine fondée sur
le respect de la légalité et des droits des administrés, tout invitait à présenter le
droit administratif dans son ensemble autour de la règle selon laquelle les fins
l'emportent sur les moyens . Dans cette branche de notre droit national, ne
parle-t-on pas en réalité que de fins et de moyens ? N'y est-il pas question que
d'intérêt général, d'utilité publique, de service public, de prérogatives de puissance
publique, de procédés exorbitants du droit privé ? Et peu importe, du
reste, les singularités du droit administratif français : n'y-a-t-il pas là une proRecherches
et travaux, vol. 35/2022
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