Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 23

Benoît PLESSIX
blématique commune à tout droit administratif ? À partir du moment où un régime
juridique contemporain, démocratique et libéral, consacre tout à la fois la
protection des droits fondamentaux et la nécessaire poursuite, par les pouvoirs
publics, d'objectifs d'intérêt collectif, de missions accomplies pour l'utilité
commune, se pose nécessairement la question de la conciliation entre les
moyens de l'efficacité de l'action publique et les impératifs de protection des
droits et libertés des gouvernés . Mais la question se pose en réalité tout autant si
l'on fait abstraction de tout arrière-plan politique : dans nos systèmes administratifs
modernes, depuis notamment les apports décisifs des analyses rationnelles
de Max Weber, on sait que l'Administration se présente comme le dispositif
institutionnel de prise en charge des fonctions collectives de l'État ; force
agissante et non volonté pensante, l'Administration est tellement un instrument
de réalisation des fins que le pouvoir légitime et rationnel lui assigne, que son
analyse juridique devrait se prêter naturellement, quelles que soient les spécificités
de chaque système juridique et organisation administrative, à retranscrire
cette nécessité logique d'une préséance des fins visées par l'État sur les moyens
employés par son appareil gouvernemental et administratif. La doctrine étrangère
ne s'y est pas trompée : pour ne prendre qu'un seul exemple, Pierre Moor,
dans son ouvrage de droit administratif suisse, écrit : « Le principe de la proportionnalité
est le complément nécessaire du principe de l'intérêt public, dont
il est parfois malaisé de le distinguer. Par rapport à l'opération de balance des
intérêts, la proportionnalité manifeste qu'un intérêt public en soi suffisant ne
peut néanmoins pas se réaliser à n'importe quel prix ou, autrement dit, qu'il
peut arriver que les moyens requis sont si graves qu'il importe de renoncer à
l'objectif poursuivi 1 ».
Et pourtant, en droit administratif français, aucune analyse de cette envergure,
aucune présentation de ce type, aucune phrase de cette sorte. Il semble
bien que, avec la relation entre les fins et les moyens, nous soyons en présence
de l'un de ces angles morts juridiques, de ces « impensés » du droit auxquels
s'intéresse le présent ouvrage en hommage à Jacques Caillosse. L'exemple est
d'autant plus intéressant à creuser qu'il révèle que, en réalité, ce prétendu impensé
n'est jamais passé totalement inaperçu. Il ne s'agit pas ici d'en déduire
péremptoirement que les impensés n'existent jamais, que tout a toujours été déjà
pensé au moins une fois, et qu'il faudrait plutôt dire, avec Lavoisier, que
« rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme ». Loin de nous l'intention
de sous-entendre qu'il n'y a jamais, dans la pensée juridique, d'idées neuves, de
coups d'œil originaux, de propositions intellectuelles nouvelles, de créations
spirituelles inédites. Mais le fait est que, en l'espèce, il serait inexact d'affirmer
que la question du rapport entre les fins et les moyens n'a jamais été pensée,
directement ou même indirectement, en droit administratif français. Ce qui
suggère que, parfois, il peut peut-être s'agir moins « d'impensés » que
« d'informulés ». Voyons si tel ne serait pas le cas avec deux catégories maî1.
Pierre Moor, cité par Michel FROMONT, « Le principe de proportionnalité », dans AJDA, 1995,
p. 158.
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Recherches et travaux, vol. 35/2022
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