Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 25

Benoît PLESSIX
tence restant pour l'essentiel représentative de l'état du droit français et irriguant
la définition de ses notions opératoires : acte administratif, contrat administratif,
domaine public, ouvrage public, etc. D'un point de vue doctrinal, on
ose à peine rappeler ici à quel point le service public et la puissance publique
ont donné naissance à des concepts structurants de la discipline du droit administratif,
dotés de surcroît d'une forte charge politique et idéologique 4, au point
de donner naissance à deux courants de pensée, à deux écoles doctrinales, à
deux chapelles intellectuelles, l'École du service public d'un côté, celle de Bordeaux
emmenée par son charismatique doyen Léon Duguit, et composée de
toute la cohorte de ses disciples (Bonnard, Rolland, de Laubadère, etc.), et
l'École de la puissance publique de l'autre, celle de Toulouse et de son ascétique
doyen Maurice Hauriou. Même si cette existence d'écoles rivales relève
pour une large part de la mythologie du droit administratif français 5, il n'en
demeure pas moins que ces deux grands concepts explicatifs ont servi à structurer
la discipline naissante du droit administratif, à lui fournir une colonne vertébrale
intellectuelle, à lui donner une armature conceptuelle, à ne pas en faire un
amas de recettes techniques pour fonctionnaires ou de solutions pratiques pour
administrés, puis à justifier la compétence d'un juge spécial et l'autonomie de
la matière par rapport au droit privé, en d'autres termes à être en mesure de résumer
une branche du droit autour de deux idées maîtresses.
Toutes les disciplines juridiques ne peuvent pas s'enorgueillir de posséder
deux idées force. Il n'en est alors que plus surprenant que ces deux concepts
n'aient pas été ramenés à la question du rapport entre les fins et les moyens et à
celle de la préséance à donner aux unes ou aux autres. Car il n'est pas besoin
d'être grand clerc pour s'apercevoir que les deux concepts de service public et
de puissance publique ne désignent en réalité rien d'autre que, d'un côté, la finalité
assignée à l'Administration publique et, de l'autre, les modalités pour y
parvenir. Au début de son Manuel de droit administratif, René Chapus, par
exemple, n'écrivait-il pas : « Les deux écoles s'opposent comme s'opposent
une doctrine des buts et une doctrine des moyens. La notion de service public,
en effet, telle qu'elle est conçue par Duguit, est de l'ordre des fins : une activité
qualifiable de service public est destinée au meilleur service de l'intérêt général.
La notion de puissance publique est évidemment de l'ordre des moyens :
si qu'aux mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés son t at tein ts, il
apparaît que l'administration a entendu lui confier une telle mission » (CE, sect., 22 févr. 2007,
n° 264541, Assoc. du personnel relevant des établissements pour inadaptés [APREI], Rec. CE,
2007, p. 92, concl. C. VEROT ; AJDA, 2007, p. 793, chron. F. LENICA et J. BOUCHER ;
LPA, 2007, n° 153, p. 16, note F.-X. FORT ; JCP A, 2007, 2066, concl., note M.-C. ROUAULT,
2145, note G.-J. GUGLIELMI et G. KOUBI ; JCP G, 2007, I, 166, chron. B. PLESSIX ;
RFDA, 2007, p. 803, note C. BOITEAU).
4.
5.
Jacques CHEVALLIER, « Les fondements idéologiques du droit administratif français » , dan s
Jacques CHEVALLIER (éd.), Variations autour de l'idéologie de l'intérêt général, PUF, P aris,
1979 [coll. CURAPP], t. II, p. 3.
Jacques CHEVALLIER, « La fin des écoles ? », dans RDP, 1997, p. 679 ; Simon GILBERT, « Les
écoles doctrinales en droit administratif français », dans La doctrine en droit administra tif,
Travaux de l'AFDA-3, LexisNexis, Paris, 2010 [coll. Colloques et débats], p. 89.
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Recherches et travaux, vol. 35/2022
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