Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 28

Les territoires impensés du droit adminstratif
Précis : « Les publicistes qui ont organisé notre droit administratif l'ont fondé
sur la puissance publique [...] parce qu'obéissant à la tradition des juristes de
tout temps, ils situaient le domaine propre du droit, non point dans la région des
buts poursuivis, mais dans celle des moyens employés pour atteindre ces buts,
c'est-à-dire la région des pouvoirs et des droits 12 ». Certes, concède le doyen
de Toulouse, le juriste classique, conservateur, héritier des traditions des droits
savants, « ne se préoccupe que médiocrement des buts poursuivis par les individus,
son objectif ce sont les moyens qu'ils emploient et qui sont les droits
qu'ils prétendent exercer par l'autonomie de leur volonté 13 ». Peut-être fût-ce
un tort, mais, au début du XXe siècle, à l'époque où Hauriou s'exprime, pour le
juriste publiciste s'intéresser dorénavant aux fins, ce serait toutefois faire pire
qu'avant, car cela reviendrait à mettre à terre le droit libéral et individualiste
forgé par la tradition. Hauriou le dit et ne s'en cache pas : « Les doctrines socialisantes
de la fin du XIXe siècle ont profité de l'omission commise par la doctrine
classique ; elles ont pris à tâche de réhabiliter la notion de but dans le
droit, parce qu'elle est sociale, alors que celle des moyens de droit est individualiste
; mais au lieu de laisser à sa place, qui est la seconde, la notion de but,
elles l'ont promue à la première place. Subitement, le but, qui n'était rien, est
devenu tout 14 ». Et Hauriou de conclure : « Ce renversement des valeurs constitue
l'hérésie du socialisme juridique, dont les ravages n'ont pas moins bouleversé
le monde du droit que les schismes religieux n'ont bouleversé la chrétienté
15 ». Comme Duguit, Hauriou n'ignore évidemment pas les deux termes de la
dialectique. Comme Duguit, mais, à l'inverse de lui, les buts de l'État sont,
pour Hauriou, des buts seulement sociaux ; seuls relèvent du registre juridique
les moyens employés par le Pouvoir pour agir - les « droits de puissance publique
» - que le doyen de Toulouse proposera toutefois de contrôler, conscient
des failles de la théorie subjectiviste de l'autolimitation du pouvoir, grâce à sa
théorie de l'institution, l'autolimitation étant précisément objectivée par des
institutions, de sorte « qu'un pouvoir s'enkyste dans une organisation qu'il aura
sécrétée lui-même et qui sera dominée par une idée 16 ». L'impensé de la relation
entre les fins et les moyens est donc le revers de l'apport au droit administratif
des deux « vastes édifices spéculatifs 17 » que les maîtres du droit public
ont légués, pour sa plus grande gloire, à la science juridique française : le solidarisme
dans un cas, l'institutionnalisme dans l'autre, ont conduit les deux
grandes écoles à forcer le trait, à radicaliser leurs positions respectives, empêchant
leurs héritiers, pour de longues années, de sortir de cette opposition pour
s'intéresser autrement à la relation entre les fins d'intérêt public et les préroga12.
Maurice HAURIOU, Précis de droit administratif et de droit public, 12e éd., Sirey, Paris, 1933,
p. IX.
13. Ibid.
14. Ibid., p. X.
15. Ibid.
16. Ibid., p. XV.
17. Jean-Jacques BIENVENU, « Remarques sur quelques tendances de la doctrine contemporaine
en droit administratif », dans Droits, 1, 1985, p. 15.
Recherches et travaux, vol. 35/2022
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