Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 29

Benoît PLESSIX
tives de puissance publique et savoir s'il faudrait, non pas constater un rapport
d'opposition-tension entre le but social et la force gouvernante et s'opposer
sans fin sur la question de savoir si le droit ne prend en compte que l'une ou
l'autre, mais établir un lien de préséance entre les fins et les moyens d'une action
administrative envisagée dans son ensemble et dans son unité comme une
action juridique.
Il serait toutefois erroné d'affirmer que, dans la dialectique du service public
et de la puissance publique, le rapport des moyens aux fins est un impensé
total de la réflexion des administrativistes français. Car on le trouve parfois
évoqué, certes de manière très allusive, chez certains auteurs 18. On le trouve
surtout explicitement et assez longuement exposé par un auteur atypique : Roger
Latournerie. Atypique, car ce dernier fut un conseiller d'État féru de théorie,
un juge faiseur de systèmes 19. Or la théorie de l'adéquation des moyens
aux fins est au cœur de son monumental article paru en 1961 aux Études et documents
du Conseil d'État et visant à dresser un « bulletin de santé » de ce Lazare
juridique qu'est la notion de service public en droit administratif français
20. Mais, en réalité, on peut dire que cette idée traverse toute son activité de
juge et d'auteur 21 : elle est sous-jacente dans ses conclusions sur l'arrêt Marécar
22, à propos de l'affectation domaniale, comme dans celles sur les arrêts
Établissements Vézia 23 et Caisse primaire Aide et protection 24, à propos de la
gradation des activités d'intérêt général ; elle est présente dans son autre monumental
article sur les méthodes du juge administratif paru en 1949 dans
l'ouvrage publié à l'occasion du 150e anniversaire de la création du Conseil
d'État 25 ; elle irrigue enfin son ouvrage sur le droit de la grève paru à la fin de
sa vie 26. Le mérite de Latournerie est d'autant plus grand que celui-ci aurait pu
rester prisonnier de la conception positiviste et réaliste du droit social objectif à
18. René CHAPUS, Droit administratif général, op. cit., t. I, p. 3 : « Et comme il est normal que les
moyens soient ordonnés à une fin et occupent une place seconde par rapport à elle, il faut définir
le droit administratif comme étant d'abord le droit du service public, ensuite celui de la
puissance publique ».
19. Sur cet auteur, Fabrice MELLERAY, « Roger Latournerie (1894-1937). Un " faiseur de sy stèmes "
au Palais-Royal », dans Le service public. Mélanges en l'honneur de Marceau Long,
Dalloz, Paris, 2016, p. 365. Lire aussi les contributions de Simon GILBERT, Ariane MEYNAUDZEROUAL,
Fanny TARLET, Ludovic BENEZECH et Annabelle CHELIL, « AFDA - Le printemp s
de la jeune recherche : Roger Latournerie », dans RFDA, 2017, 371 et s.
20. Roger LATOURNERIE, « Sur un Lazare juridique. Bulletin de santé de la notion de service public.
Agonie ? Convalescence ? Ou jouvence ? », dans EDCE, 1960, p. 61.
21. En ce sens, Guillaume MARIE, La pensée juridique de Roger Latournerie, Mémoire de M2
DPA, Université Paris II Panthéon-Assas, 2015.
22. Roger LATOURNERIE, concl. sur CE, 28 juin 1935, Marécar, D. 1936, III, p. 20.
23. Roger LATOURNERIE, concl. sur CE, 20 déc. 1935, Sté des Établissements Vézia, dans
RDP, 1936, p. 119,
24. Roger LATOURNERIE, CE, ass., 13 mai 1938, Caisse primaire « Aide et protection », D. 1939,
III, p. 65 ; RDP, 1938, p. 830.
25. Roger LATOURNERIE, « Essai sur les méthodes juridictionnelles du Conseil d'État », dan s Le
Conseil d'État. Livre jubilaire publié pour commémorer son 150e anniversaire (4 n ivôse
an VIII-24 déc. 1949), Sirey, Paris, 1952, p. 177.
26. Roger LATOURNERIE, Le droit français de la grève, Sirey, Paris, 1972.
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Recherches et travaux, vol. 35/2022
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