Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 30

Les territoires impensés du droit adminstratif
la Duguit, auquel il vouait une grande admiration et dans le sillon duquel il revendiquait
de se placer. Mais ce qui a ici « sauvé » Roger Latournerie, ce fut
sans doute d'être juge et non faiseur de systèmes : tout en étant convaincu que
le juriste ne doit pas faire prévaloir en droit des a priori métaphysiques, mais
tenter seulement de répondre avec objectivité aux aspirations de la conscience
juridique et sociale de son temps, tout en étant conscient que le juriste « ne peut
négliger la considération des besoins à satisfaire ou, plus exactement, des fins
qui ordonnent et orientent l'ensemble de notre droit public 27 », Latournerie, qui
demeure avant tout un juge pragmatique, épris de « sain réalisme 28 », de fidélité
aux « données brutes 29 », ne s'enferme pas pour autant dans les rigidités intellectuelles
d'un système clos de pensée et n'éprouve pas le besoin dogmatique,
comme Duguit, de rejeter hors du droit la question des moyens d'agir des
gouvernants.
C'est parce que Latournerie est duguiste qu'il adopte avant tout une vision
finaliste du droit et, en matière de droit public, place au premier plan l'intérêt
général, de sorte que le droit public est « d'abord un droit d'utilité publique et,
même fréquemment, un droit de nécessité 30 ». On s'explique ainsi que Roger
Latournerie, comme commissaire du gouvernement, président de sous -section
au Conseil d'État ou vice-président du Tribunal des conflits, plaidera toujours
en faveur et pèsera réellement sur la valorisation ou la revalorisation du critère
du service public dans la définition des notions cardinales du droit administratif
français, tels le domaine public, l'ouvrage public ou le contrat administratif 31.
Mais l'érudit conseiller d'État, dans des accents aristotéliciens glorifiant le juste
milieu - affirmant ainsi que « le but de ce principe même, et le fruit de sa mise
en œuvre, quand celle-ci s'accomplit convenablement, est d'aboutir à cet état
d'équilibre qui entre pour une part notable et même essentielle dans notre conception
du droit 32 » -, a cherché à ne pas s'en tenir à la finalité du service public
pour mieux dévoiler tous les éléments de la conscience juridique moderne
comme soubassements aux grandes constructions du juge administratif. Or, si
les principes d'égalité ou de continuité du service public lui semblent clairement
identifiés, « reste dans l'ombre le seul principe qui puisse donner à
l'ensemble de ce secteur de notre droit sa véritable physionomie, à savoir le
principe, ci-dessus dégagé, de l'adéquation, de la proportionnalité des moyens
aux fins 33 ». Et l'auteur d'ajouter, avec des mots précurseurs, que ne renierait
pas la doctrine germanique, que « l'importance visiblement insigne de ce prin27.
Roger LATOURNERIE, « Essai sur les méthodes juridictionnelles du Conseil d'État », op. cit.,
p. 192, note 44.
28. Ibid., p. 188.
29. Ibid., p. 192.
30. Roger LATOURNERIE, « Sur un Lazare juridique. Bulletin de santé de la notion de service public.
Agonie ? Convalescence ? Ou jouvence ? », op. cit., p. 127.
31. Lire les souvenirs de Guy Braibant, dans Rev. adm., 1997, n° spécial, p. 35.
32. Roger LATOURNERIE, Le droit français de la grève, op. cit., p. 103.
33. Roger LATOURNERIE, « Sur un Lazare juridique. Bulletin de santé de la notion de service public.
Agonie ? Convalescence ? Ou jouvence ? », op. cit., p. 124.
Recherches et travaux, vol. 35/2022
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