Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 32

Les territoires impensés du droit adminstratif
blic, rappelant ainsi l'échelle de domanialité de Duguit et, ce faisant, la profonde
affinité intellectuelle qui le relie au maître bordelais. Or, face à une doctrine
universitaire qui crie vite au désordre normatif, qui s'émeut pour un rien
de la complexité jurisprudentielle et brandit le spectre de la crise du droit administratif,
Latournerie est soucieux de prouver que cette subtile échelle
d'activités administratives est fidèle à la réalité de l'action publique et conforme
aux besoins sociaux, qu'elle n'est que la traduction jurisprudentielle de
l'évolution, sous l'État-providence du XXe siècle, des modes d'action et de réalisation
de l'Administration et, surtout, que toute mission d'intérêt général
n'implique pas nécessairement l'application d'un régime exorbitant de droit
public, le droit privé permettant parfois d'assurer une réalisation plus efficace
des finalités d'intérêt collectif visées. À la gradation des activités d'intérêt général
correspond ainsi une échelle des régimes applicables, allant du droit privé
vers le droit public en passant par des états intermédiaires et des régimes hybrides.
Or, à l'époque où il s'exprime, conscient de la querelle opposant Chenot
à Rivero - les existentialistes aux faiseurs de système -, Latournerie sait que
cette subtile gradation des régimes applicables, entraînant une répartition complexe
des compétences entre la juridiction administrative et l'autorité judiciaire,
est de nature à subir les foudres d'une doctrine attachée à une vision binaire du
juge compétent et du droit applicable. Ayant à cœur de défendre le pragmatisme
d'une jurisprudence tout en nuances, soucieux de retourner l'argument de
la gradation au profit de la notion de service public, Latournerie va alors mobiliser
la règle de l'adéquation des moyens aux fins, mais pour en détourner le
sens et s'éloigner totalement de l'esprit d'une règle de proportionnalité qui
viendrait compenser l'impérialisme de l'intérêt général pour mieux protéger les
droits des administrés. De façon toute différente, Latournerie affirme que cette
noble règle doit conduire à appliquer aux buts visés par l'Administration les
régimes juridiques les plus adéquats. Chez Latournerie, le moyen ce n'est plus
la prérogative de puissance publique, c'est le régime juridique applicable. Dès
lors, à ses yeux, cet enchevêtrement de régimes juridiques, cette subtile échelle,
ce complexe nuancier, où s'appliquent tantôt des régimes de droit public, tantôt
des régimes de droit privé, tantôt des régimes mixtes, n'est pas le fruit d'un byzantinisme
coupable du Conseil d'État, mais rien d'autre que l'application salutaire
de la règle ancestrale de l'adéquation des moyens aux fins , qui impose
d'appliquer aux finalités d'intérêt public le régime juridique le plus adapté pour
permettre le bon accomplissement de l'action administrative.
En fin de compte, Roger Latournerie n'a pas véritablement pensé le rapport
des moyens aux fins en droit administratif. Il n'a fait que s'inscrire dans la
longue tradition de la dialectique entre le service public et la puissance publique,
dans le sillon du prisme contentieux privilégié par la doctrine publiciste
française, et n'a mobilisé intellectuellement la règle de la préséance des fins et
des moyens que pour mieux défendre la primordialité du service public, non
comme concept protecteur, mais comme critère contentieux explicatif de la
Recherches et travaux, vol. 35/2022
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