Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 35

Benoît PLESSIX
Est-ce parce que le rapport philosophique des fins et des moyens se dissimule
lui-même, dans la science du droit germanique ou européenne, derrière le
terme juridique de proportionnalité, que le droit français l'ignore et en fait de
nouveau l'un de ses curieux impensés ? Si un train peut toujours en cacher un
autre, il est toutefois inexact de parler ici d'impensé : il s'agit plutôt d'un informulé.
Et encore cette expression ne paraît-elle pas exacte au regard des évolutions
récentes de la jurisprudence française.
Car il y a désormais longtemps que la doctrine publiciste française s'est attachée
à dévoiler les coulisses de la jurisprudence hexagonale et à révéler que le
principe de proportionnalité irrigue en réalité de manière souterraine le contrôle
du juge national, tant administratif que constitutionnel 44. De manière générale,
on a fait observer il y a déjà un certain temps que, comme son nom l'indique,
toute la logique du recours pour excès de pouvoir est d'opérer un contrôle du
caractère disproportionné des interventions de la puissance publique. De manière
plus précise, à l'image de la célèbre formule du commissaire du gouvernement
Corneille (« La liberté est la règle, et la restriction de police
l'exception 45 »), on a pris conscience depuis plusieurs années que toute la jurisprudence
du Conseil d'État, des arrêts Morel 46 et Abbé Olivier 47 à l'iconique
arrêt Benjamin 48, mettait en réalité en œuvre, en matière de police administrative,
un pur contrôle de proportionnalité reposant sur l'idée fondamentale
qu'une mesure de police n'est pas seulement légale si elle est justifiée par un
motif d'ordre public, mais ne l'est que si l'autorité administrative a bien pris
soin de vérifier qu'elle ne pouvait pas prendre une mesure moins attentatoire
aux droits et libertés des individus pour atteindre un résultat comparable en matière
de prévention des atteintes à l'ordre public. Plus tard, on a fait remarquer
que d'autres jurisprudences trahissaient une utilisation sous -jacente du principe
de proportionnalité : celle relative à la technique du bilan coût-avantages, inaugurée
pour vérifier la qualification juridique de l'utilité publique des projets
d'aménagement justifiant le recours à l'expropriation 49 ; ou encore celle rela44.
Xavier PHILIPPE, Le contrôle de proportionnalité dans les jurisprudences constitutionnelle et
administrative françaises, thèse, Université d'Aix-Marseille III, 1989 , Economica -PUAM,
1990 ; Joël MEKHANTAR, Le contrôle juridictionnel de la proportionnalité dans l'action administrative
unilatérale, thèse, Université Panthéon-Assas Paris II, 1990 ; Guy BRA IBANT,
« Le principe de proportionnalité », dans Mélanges offerts à Marcel Waline. Le juge et le droit
public, LGDJ, Paris, 1974, t. II, p. 297 ; Jean-Paul COSTA, « Le principe de propor tionnalité
dans la jurisprudence du Conseil d'État », dans AJDA 1988, p. 434 ; Michel GUIBAL, « De la
proportionnalité », dans AJDA, 1978, p. 477.
45. L. CORNEILLE, concl. sur CE, 10 août 1917, dans Baldy, Rec. CE, 1917, p. 636.
46. CE, 5 août 1908, Morel, Rec. CE, 1908, p. 858, concl. SAINT-PAUL.
47. CE, 19 févr. 1909, Abbé Olivier, Rec. CE, 1909, p. 181 ; D. 1910, III, p. 121, concl.
J. CHARDENET ; RDP, 1910, p. 69, note G. JEZE ; S. 1909, III, p. 34, concl.
48. CE, 19 mai 1933, Benjamin, Rec. CE, 1933, p. 541 ; D. 1933, III, p. 354, concl. G. MICHEL ;
S. 1934, III, p. 1, note A. MESTRE.
49. CE, ass., 28 mai 1971, n° 78825, « Min. Équipement et Logement c. Féd. de défense des personnes
concernées par le projet actuellement dénommé " Ville nouvelle Est " », dans Rec. CE,
1971, p. 409, concl. G. BRAIBANT ; AJDA, 1971, p. 405, chron. D. LABETOULLE et
P. CABANES ; CJEG, 1972, p. 35, note J. VIROLE ; D. 1972, Jur., p. 194, note J. LEMASURIER ;
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Recherches et travaux, vol. 35/2022
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