Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 48

Les territoires impensés du droit adminstratif
pour souligner tout à la fois les permanence et régularité du phénomène, et le
faible contrepoids censé être constitué par les mécanismes de la déontologie.
Les enseignements tirés des travaux menés quant à l'ampleur du phénomène
et ses caractéristiques principales, ou plus encore, et en creux, sur le rôle du développement
de la déontologie au sein de la haute fonction publique - et ses
écueils -, sont incontestablement précieux. Cependant, souligner l'effet neutralisant
d'une déontologie pourtant censée éviter les dérives du départ vers le secteur
privé, ou bien encore s'insurger sur la confusion des genres au sein de la
justice, en raison de ce que des membres du Conseil d'État revêtent la robe
d'avocat, peut paraître parfois s'apparenter à une forme de dénonciation morale
ou de jugement de valeur qui ne manque certes pas de susciter la réflexion,
mais qui peut aussi parfois la contraindre. On peut aussi notamment s'étonner
de ce que le départ des magistrats administratifs vers les cabinets d'avocats ou
de conseils qui les touchent soit si peu considéré dans les études. De plus, il ne
suffit pas, me semble-t-il, de protester contre ces mouvements, et il y a même
une certaine facilité, du point de vue de la recherche s'entend, à vouloir régler
la question en plaidant pour la suppression du pantouflage, comme l'a récemment
fait un fin connaisseur du Conseil d'État 22.
Reste qu'en adoptant une position de « réformateur radical » 23, en vue de
défendre « cette belle réussite qu'est le service public français » 24, Luc Rouban
invite à prolonger l'analyse du phénomène, en particulier par la recherche de la
signification du passage du « pantouflage usuel » vers de nouveaux territoires.
Les juristes universitaires paraissent peu s'y intéresser - alors même pourtant
que c'est bien, pour ce qui concerne ses membres, la question de la présence (et
de l'influence) du Conseil d'État au sein de l'État dont il est question -, quand
les sociologues 25 et politistes, à l'opposé, investissent ce champ. Ainsi, livrant
en 2017 le fruit de leur enquête « sur un grand brouillage », dans Sphère publique,
intérêts privés 26, Pierre France et Antoine Vauchez proposent des clés
de compréhension des phénomènes abordés dans leur étude des relations entre
la haute fonction publique, le monde politique, les agences de régulation et les
cabinets d'avocats d'affaires, en particulier par la considération des effets de la
mue libérale et européenne de l'État. Pour les auteurs de l'ouvrage, « sous
l'effet d'un tournant libéral qui a érigé l'État régulateur en acteur clé du gouvernement
des marchés privés, une zone de contiguïté et d'échanges sans précédent
s'est créée » 27. Les membres du Conseil d'État participent aux circulations
professionnelles nouvelles de cet espace hybride. La figure de l'avocat
d'affaires sert de guide à l'enquête menée, avec un afflux, depuis 1990, de
22. « Questions à Luc Rouban », dans AJDA, 2019, p. 724.
23. Ibid.
24. « Si on aime le service public, qu'on le montre en y restant », écrit-il (ibid).
25. Voir notamment Luc ROUBAN, « Le Conseil d'État 1958-2008, sociologie d'un grand corps »,
dans Cahiers du CEVIPOF, Paris, 2008.
26. Pierre FRANCE et Antoine VAUCHEZ, Sphère publique, intérêts privés, Presses de Sciences Po,
Paris, 2017.
27. Ibid., p. 175
Recherches et travaux, vol. 35/2022
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