Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 55

Jacques CHEVALLIER
I. La thèse
En parlant de « sur-détermination économique » du droit administratif,
Jacques Caillosse entend soutenir la thèse selon laquelle celui-ci tendrait à être
dominé par la raison économique : « recevant son inspiration d'un ordre de
pensée supérieur dont il se trouve désormais dépendant », il n'occuperait plus
qu'« une position subordonnée » par rapport à l'économie, en étant mis à son
service « instrumentalisé » par elle. La relation du droit administratif à
l'économie s'en trouverait de ce fait radicalement modifiée, et pour tout dire
inversée. En tant que droit spécifique et dérogatoire du droit commun, le droit
administratif a en effet été conçu comme exprimant l'irréductible singularité
d'une administration posée comme comptable et garante d'un intérêt général
surplombant les rapports économiques : « Le marché qui se réfléchit dans ce
droit-là n'est qu'une réalité triviale, un espace mineur livré aux jeux quelque
peu dégradants et compromettants des intérêts privés », auxquels l'État doit
mettre bon ordre, en utilisant les prérogatives juridiques dont il dispose. Dorénavant
« voué à servir la cause de la compétition économique », le droit administratif
aurait perdu « l'autonomie relative dont il disposait à l'égard du champ
de l'économie » : « investi de l'intérieur par l'économie », il serait marqué par
l'empreinte d'une logique de marché devenue hégémonique ; la surdétermination
économique se traduirait ainsi par « un changement du référentiel
ou du paradigme du droit applicable à l'action publique ».
Bien entendu, ce basculement d'un droit « dont la teneur fut d'abord fondamentalement
politique » ne résulte pas d'une dynamique purement interne au
champ juridique : pour Jacques Caillosse, il est indissociable de changements
plus généraux, d'ordre économique et politique ; le retour en force de la dogmatique
libérale a conduit en effet à la prédominance des mécanismes de marché
et à la redéfinition du rôle de l'État. Les politiques néo-libérales qui ont été
déployées à partir des années 1970 n'ont pas eu seulement pour objectif « de
créer les conditions d'une véritable économie de marché », mais encore «
d'indexer autant que possible l'organisation des rapports sociaux sur le modèle
de l'entreprise » ; la primauté ainsi reconnue au marché ne peut manquer de
donner au droit administratif une coloration nouvelle : « Tout se passe comme
si l'État, après s'être identifié à un espace neutre échappant à la logique dégradante
de la société marchande, se mettait à inscrire le droit de l'action publique
dans le modèle de libre concurrence ». Corrélativement, la gestion publique va
être elle-même passée au crible de la Raison économique : le postulat selon lequel,
placée sous le double sceau de l'intérêt général et du service public, elle
ne pouvait être mesurée en termes d'efficacité, mais seulement de régularité,
fait place à l'idée que l'État est tenu d'améliorer sans cesse la qualité de ses
prestations et d'abaisser ses coûts de fonctionnement ; « Là où prévalaient des
principes qui faisaient s'imposer la figure sans pareille de l'État, son " exorbitance " ,
ce sont des performances qui vont être recherchées ». L'essor d'un management
public, sous-tendu par la visée du « plus grand rendement de l'action
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Recherches et travaux, vol. 35/2022
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