Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 57

Jacques CHEVALLIER
Plus significativement encore, l'analyse de la jurisprudence à laquelle procède
Jacques Caillosse montre que le juge administratif a lui-même intériorisé
la rationalité économique. Trois arrêts seraient, à ses yeux, emblématiques de
cette conversion. Ville Nouvelle-Est (1971), tout d'abord, ferait « fonction
d'événement inaugural » : l'analyse en termes de bilan coûts/avantages à laquelle
procède le juge pour statuer sur une opération d'expropriation le conduit
en effet à se prononcer sur la régularité juridique d'une décision administrative
à partir d'une évaluation de son impact socio-économique ; avec ce raisonnement,
qui sera étendu à d'autres domaines à partir du droit de l'urbanisme, le
Conseil d'État, non seulement « fait l'épreuve d'un autre langage », celui du
management, mais encore change de « référentiel », de « mode de pensée »,
voire d'« univers mental ». Avec Ville de Sochaux (1971), ensuite, l'intérêt général
acquiert une « teneur économique » nouvelle, en étant assimilé à celui
présenté par le développement des entreprises. En admettant enfin, dans Million
et Marais (1997), que l'ensemble des actes administratifs pris au titre de la
puissance publique sont susceptibles d'examen au regard du droit de la concurrence,
le juge opte pour une conception large de l'application de ce droit.
D'autres arrêts, tels Société des Eaux du Nord (2001), dans lequel il admet
l'application du droit de la consommation, en réduisant d'autant le particularisme
du statut d'usager du service public, relèvent d'une inspiration comparable.
Tout se passe ainsi comme si le juge administratif avait été amené à intégrer
la dimension économique dans son contrôle de l'action publique. Le constat
que la juridiction administrative cherche désormais à améliorer en permanence
l'efficacité de son contrôle et ses modalités de fonctionnement montre
qu'elle est elle-même tenue de se plier à la logique de performance. Le Conseil
d'État sera conduit, à travers ses rapports annuels, à endosser cette « nouvelle
économie du droit administratif ».
Reste à partir de ce constat à évaluer les implications de la sur-détermination
économique sur la configuration du droit administratif.
III. Les implications
Pour Jacques Caillosse, la sur-détermination économique conduirait à un
véritable « changement d'identité du droit administratif » : ce faisant il se démarque
radicalement des interprétations dominantes en doctrine relatives aux
effets de la pénétration de l'argument économique. Ni la thèse de la persistance
du système traditionnel de droit administratif, que l'introduction de valeurs
nouvelles, telles que la performance, ne parviendrait pas réellement à ébranler,
ni celle d'une évolution progressive ayant permis au droit administratif de
s'adapter aux conditions nouvelles du monde moderne sans qu'il y ait pour autant
discontinuité ou rupture, ne prennent la mesure de la mutation en cours :
elles continuent à « faire vivre artificiellement le droit administratif comme s'il
existerait encore alors qu'il est en pleine phase de déconstruction ». Il serait illusoire
de penser « qu'entre le droit d'hier et celui d'aujourd'hui, il n'y aurait
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Recherches et travaux, vol. 35/2022
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