Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 58

Les territoires impensés du droit adminstratif
aucune discontinuité véritable » : le droit administratif aurait bel et bien subi
depuis une quarantaine d'années un « processus de déclassement », en devenant
un « droit sous influence » ou « un droit qui subit » ; et ses catégories anciennes
connaîtraient un authentique bouleversement. Le droit administratif ne demeurerait
pas « identique à lui-même », mais serait « en pleine recomposition » : ce
n'est pas seulement son « apparence », mais bel et bien sa « substance » qui
changerait dès lors qu'il est « investi de l'intérieur par l'économie ».
Cette mutation du droit administratif ne signifie certes pas pour autant son
effacement. La constitution juridique de l'État est en France trop fortement enracinée
pour que l'existence du droit administratif puisse être mise en cause :
« inscrit dans la mémoire institutionnelle de l'État », il apparaît comme une
« composante à part entière » de la construction étatique ; « faisant vivre l'État
dans l'ordre de la représentation », il donne force agissante aux représentations
qui constituent l'assise de sa légitimité. La pénétration de la rationalité économique
dans l'univers du droit administratif trouve par là même sa limite structurelle
: « Dans un État de droit, la recherche de la performance ne saurait prétendre
échapper à la contrainte juridique » ; non seulement des butoirs juridiques
interdisent de donner aux préceptes managériaux leur plein effet, mais
encore, dès l'instant où ils passent sous l'empire du droit, ceux-ci vont acquérir
une portée différente. Tout au plus le processus de recomposition en cours
pourrait-il conduire à un changement d'appellation, un « droit de l'action publique
» prenant la relève du « vieux droit administratif » relevant d'un modèle
désormais dépassé.
La sur-détermination économique fait inévitablement entrer le droit administratif
dans un processus d'évolution continue : il tend en effet à être traité
comme un produit, une marchandise, dont il s'agit d'améliorer en permanence
la qualité ; l'impératif d'efficacité conduit à sa « managérisation », visant à le
rendre sans cesse plus performant et à faire en sorte qu'il s'adapte mieux aux
impératifs du développement économique. Ses catégories vont être passées au
crible d'une évaluation critique destinée à renforcer leur pertinence. Le droit
administratif français est dès lors conduit à s'inspirer de notions, techniques,
pratiques expérimentées ailleurs : comme les autres branches du droit 8, il est
désormais mis en concurrence (benchmarking), les formules les plus efficaces
ayant tendance à être importées ; la diffusion des préceptes du New Public Management
a ainsi entraîné l'acclimatation de notions nouvelles, au prix d'un
remodelage des catégories classiques du droit administratif (contractualisation,
régulation, agencification, externalisation...).
Ainsi conçue, illustrée et fortement argumentée, la thèse, si elle emporte
l'adhésion, ne peut cependant manquer de susciter quelques d'interrogations.
8. Sarah DORMONT et Thomas PERROUD (éd.), Droit et marché, LGDJ, Paris, 2015.
Recherches et travaux, vol. 35/2022
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