Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 59

Jacques CHEVALLIER
IV. Les interrogations
Il s'agit en tout premier lieu de savoir ce qu'il faut entendre par « surdétermination
économique ». Utilisé tant en philosophie, psychanalyse que sociologie,
le concept de sur-détermination signifie généralement que, parmi les
divers facteurs qui sont à l'origine d'un phénomène, l'un d'entre eux apparaît
comme supérieur aux autres, dont la portée s'en trouve du même coup modifiée.
En ce sens, la sur-détermination économique du droit administratif implique
que la variable économique exerce désormais une influence majeure, supérieure
à toutes les autres, notamment politique. Or Jacques Caillosse insiste
par ailleurs, dans maints travaux, sur la constitution politique du droit administratif,
sur le fait que ce droit « procède et participe du champ politique », qu'il
« fait partie des instruments par lesquels le pouvoir se manifeste » : cette détermination
politique apparaît pourtant en fin de compte secondaire, puisqu'elle
s'efface derrière une détermination économique devenue « sur-déterminante ».
Ne revient-on pas dès lors à l'analyse marxiste classique, pour qui le droit n'est
qu'une superstructure dont la consistance dépend de l'état des rapports de production
? On sait que le courant althussérien avait entendu réévaluer cette analyse,
en recourant précisément au concept de sur-détermination : si l'édifice social
repose sur les rapports de production, l'économique n'étant « déterminant
qu'en dernière instance », les superstructures n'en disposeraient pas moins
d'une autonomie relative, pouvant conduire, dans certains contextes, à « surdéterminer
» la contradiction principale ; dans cette perspective, ce serait le
droit administratif qui, cette fois, pourrait être conçu comme sur-déterminant
par rapport à l'économique... La question de l'articulation respective des déterminations
économique et politique mériterait ainsi d'être explicitée.
Jacques Caillosse présente par ailleurs la sur-détermination économique du
droit administratif comme un phénomène récent, indissociable de l'hégémonie
de la pensée néo-libérale. Sans même revenir à l'analyse marxiste classique
précitée, on peut relativiser la nouveauté de la primauté de la logique marchande
: la dogmatique libérale n'a-t-elle pas reposé dès l'origine sur la
croyance fondamentale dans l'existence d'un ordre de marché, dont le droit étatique
était appelé à assurer l'établissement et à garantir le bon fonctionnement ;
l'ordre public économique a été conçu alors comme un ordre circonscrit et subordonné
à la loi impérieuse du marché. Citant Michel Foucault, pour qui, aux
XVIIe et XVIIIe siècles, la « Raison économique a donné un nouveau contenu à la
Raison d'État », Jacques Caillosse note d'ailleurs que l'ordre public économique
ainsi entendu « a des racines très anciennes et a toujours existé » : si le
droit étatique a toujours été constitutivement présent au cœur de l'économie
marchande, celui-ci n'a, à l'inverse, jamais pu être envisagé indépendamment
de son substrat économique ; et l'on trouverait sans difficulté dans le droit administratif
classique trace de cette empreinte.
Enfin, la dynamique d'évolution du droit administratif ne saurait être réduite
à la simple idée de sur-détermination économique : s'il est patent, dès
59
Recherches et travaux, vol. 35/2022
Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif

Table des matières de la publication Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif
