Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 63

Grégoire BIGOT
Caillosse, les critères de sélection aussi bien au CNU qu'au concours de
l'agrégation : on adoube ceux qui font du droit, par exclusion des autres.
Les autres, ce sont ceux qui, bien qu'étant familiers du droit comme art et
univers de techniques, s'interrogent sur le pour quoi du droit administratif.
Jacques Caillosse y revient dans sa postface (de 2017) à la seconde édition de
L'État du droit administratif 2, comme s'il résumait d'où parle l'ensemble de
son œuvre : elle s'inscrit tout entière dans ce qu'il appelle la « doctrine critique
». En quoi est-elle critique ? Elle n'est certainement pas critique au sens
où elle dénoncerait ou rejetterait. La « doctrine critique 3 » est tout sauf du droit
négatif. Elle est « critique » au sens littéral et étymologique du terme dans la
mesure où elle explique qu'il faut appréhender le droit comme étant en perpétuel
crise. Pourquoi est-il en perpétuelle crise ? Parce que le « droit est en perpétuelle
quête de son propre sens 4 ». Ce qui peut sembler l'évidence même ne
l'est pas : il suffit de lire les manuels, thèses ou revues spécialisées en droit
administratif pour constater qu'on y cherche assez peu des manifestations de la
vérité au sens philosophique du terme. On n'y interroge jamais la raison d'être
et les fins du droit administratif. Interroger, ce ne serait pas faire du droit. Or
faire du droit ce n'est pas rendre compte. C'est se demander pour quoi le droit
se fait.
Ce qui suppose de s'extraire du champ de l'érudition technicienne prétendûment
neutre. Ce qui suppose de ne plus regarder le droit administratif du dedans,
mais du dehors ou depuis le dehors, en empruntant à d'autres sciences
leurs outils et leurs méthodes. On connaît ainsi tout ce que l'œuvre de Jacques
Caillosse emprunte à la sociologie et/ou à la philosophie et qui a de quoi dérouter
les « administrativistes ». Lire Jacques Caillosse, c'est admettre, par
exemple, avec Pierre Legendre et Pierre Bourdieu que le droit est un produit
accrédité de la parole du pouvoir et/ou de l'État 5. Ou pour le dire autrement,
avec les mots de Michel Foucault dans ses célèbres Cours au Collège de
France, c'est admettre que le droit public, tel que l'énoncent et le construisent
les juristes sous l'Ancien Régime, n'est que le produit d'une commande
2.
3.
Jacques CAILLOSSE, L'État du droit administratif, 2e éd., LGDJ, Paris, 2017 [coll. Droit et Société,
vol. 56], p. 305-341.
Jacques CAILLOSSE s'en explique notamment dans l'introduction générale (sous le titre « Argument
du livre ») de La constitution imaginaire de l'administration, PUF, PARIS, 2008 [ coll.
Les Voies du droit], p. 9 et s.
4. Constat ancien, cf. Jacques CAILLOSSE, Introduire au droit, 3e éd., Montchrestien, Paris, 1998
[coll. Clefs/Politique]. Ouvrage qui consacre plus de soixante-dix pages à expliquer pourquo i
il faut se défaire du genre « codé » des manuels qui d'ordinaire portent le nom prétendument
neutre d'Introduction au droit. Il faut se défaire de cette paresse intellectuelle - la prétendue
neutralité du droit - dans la mesure où l'objet même du droit est problématique, possiblement
idéologique, et qu'il est donc toujours « à penser ». Entendre par là qu'il faut perpétuellement
l'interroger.
5. Pierre LEGENDRE, Le désir politique de Dieu. Études sur les montages de l'État et du Dro it ,
2e éd., Fayard, Paris, 2005 ; Pierre BOURDIEU, Sur l'État. Cours au collège de France, 19891992,
Seuil, Paris, 2012. Paradoxalement, ces deux auteurs qui feignaient de s'ignorer par tagent
un même point de vue : ce sont les juristes qui, par leur écriture de cette fiction qu' est
l'État, le font advenir et parler.
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Recherches et travaux, vol. 35/2022
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