Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 64

Les territoires impensés du droit adminstratif
royale 6. Pourquoi la souveraineté serait-elle ainsi absolue et perpétuelle, selon
notamment Jean Bodin, sinon parce qu'il faut stabiliser le pouvoir royal au sortir
des guerres de religion qui ont déstabilisé l'empire de la vérité universelle du
pouvoir (qui était jusqu'ici celle de Rome) ? On retrouve ici « l'hypocrisie »
fondamentale des juristes, ou du moins ces « gardiens de l'hypocrisie collective
» que sont les juristes, pour parler comme Bourdieu 7.
B. Raconter
Le droit administratif, comme le droit en général - en atteste tout le Introduire
au droit - ne doit donc pas tant être exposé qu'expliqué ; il ne doit pas
tant être dit qu'interrogé. Le dire serait supposer qu'il existe une vérité du droit
comme, hélas, le croient tant d'universitaires à leur insu. L'interroger suppose
que le droit nous renseigne sur autre chose que lui-même. Pour notre auteur il
s'agit de savoir de quel récit du politique et/ou du social le droit administratif
est porteur. Le récit des juristes, qui « met en scène », « fait voir » et « fait
croire » participe ainsi à une « constitution imaginaire de la société 8 ». Or dans
l'œuvre de Jacques Caillosse, et c'est là toute son originalité, le droit administratif
raconte cette chose qu'on appelle l'État, sous ses différentes manifestations
(ses services publics, son domaine, ses agents). Or raconter c'est présenter
une histoire, fut-elle fabuleuse ou affabulatrice. Ici se trouve toute la difficulté
pour un historien du droit d'entrer dans une œuvre qui ne fait que de l'histoire
sans jamais mobiliser à son soutien ce que l'on appelle l'histoire du droit.
Jacques Caillosse est historien de son temps. Ses écrits attestent que
l'histoire œuvre dans le présent. Ou du moins ses écrits sont traversés par cette
préoccupation des métamorphoses profondes du droit administratif depuis une
quarantaine d'années, qui seraient celles -là même de l'État dans la mesure où
l'État se raconterait et serait raconté à travers le récit du droit administratif 9. Ce
qu'il appelle à plusieurs reprises « le vieux droit administratif », notamment
dans La constitution imaginaire de l'administration 10, qui se fondait sur le récit
de l'État (cet État inventé en doctrine et en jurisprudence vers 1900), serait en
passe de devenir quelque chose de radicalement autre au XXIe siècle du fait que
l'État lui-même connaîtrait, voudrait ou subirait une métamorphose. Pour le
dire trop schématiquement, mais comme y incite Jacques Caillosse lui-même
dans la postface précitée, « l'État juriste » mue vers un « État managérial 11 ».
Mais paradoxalement Jacques Caillosse n'est jamais historien du droit. Il
faut entendre par là tout d'abord que, en dehors de l'œuvre de Pierre Legendre
6. Michel FOUCAULT, Il faut défendre la société. Cours au collège de France. 1976 , Gallimard/Seuil,
Paris, 1997, p. 23.
7. Pierre BOURDIEU, « Les juristes, gardiens de l'hypocrisie collective », dans François CHAZEL
et Jacques COMMAILLE (éd.), Normes juridiques et régulation sociale, LGDJ, Paris, 1991, p. 95
et s.
8.
9. Ibid. p. 398 : « [...] ce droit était toujours pensé par l'État et pour l'État ».
10. Ibid. p. 405.
11. Jacques CAILLOSSE, L'État du droit administratif, op. cit., p. 326.
Jacques CAILLOSSE, La constitution imaginaire de l'administration, op. cit., p. 13 et s.
Recherches et travaux, vol. 35/2022
64

Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif

Table des matières de la publication Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif