Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 65

Grégoire BIGOT
qu'il visite beaucoup, il ignore superbement les travaux des historiens du droit
public 12. Mais on entend plus à fond que Jacques Caillosse nous entretient d'un
droit administratif dont le propre, précisément, est qu'il « s'est libéré de son
histoire » suivant la célèbre formule de Legendre 13. Ce qui n'est pas sans poser
quelques problèmes de compréhension ou d'interprétation sur le fond de
l'œuvre de Jacques Caillosse, à savoir l'État dont elle nous entretient.
II. Le fond du propos : quoi ? (L'État dans son rapport à
l'histoire)
A. Quelle histoire ?
Si le droit administratif raconte l'État, s'il en est le récit, il en fait forcément
l'histoire. Quelle histoire ? Quel est le statut de l'histoire ? Quelle histoire ! serait-on
tenté de répondre pour souligner ceci : cette histoire est-elle conforme à
la recherche de la vérité ou, pour le dire autrement, peut-elle prétendre au statut
d'histoire vraie ? Nous savons tous la charge du mentir-vrai dont est capable
l'histoire à travers des expressions toutes faites : ne pas raconter d'histoire ; une
histoire à dormir debout, etc.
C'est une première difficulté que pose l'œuvre de Jacques Caillosse, dans la
mesure où il faut toujours se fabriquer des immunités contre l'histoire-vraie
érigée en argument d'autorité. C'est une évidence qu'il n'existe pas d'histoire
évidente. Sans remonter aux religions qui bâtissent des histoires édifiantes des
temps primordiaux, chacun sait que l'histoire a comporté et comporte encore
une part d'idéologie politique. Le récit prétendument historique d'un royaume,
d'une nation et de son pouvoir est rarement neutre 14
. Pour ne retenir qu'un
exemple ancien, en atteste le préambule de la Charte de 1814, lequel inspirera
quantité de publicistes et de juristes en quête d'une histoire en harmonie avec la
monarchie constitutionnelle et les réformes qu'elle accomplit, notamment en
matière de décentralisation (les rois médiévaux affranchissaient les communes
comme Louis XVIII octroie une constitution libérale). Or les juristes ne sont pas
encore désintoxiqués de cette façon d'avoir recours à une histoire légendaire
qui vaudrait argument d'autorité. L'histoire téléologique, qui ne vise qu'à ga12.
Notre auteur, et ce ne saurait être un reproche, ne remonte quasiment jamais avan t le XX
e
siècle, alors que les pans du droit administratif qu'il aborde s'inscrivent dans une histoire de
l'administration et de son droit - et donc de l'État - qui remonte au moins au système mis en
place par le premier régime napoléonien. Le cas est particulièrement frappant dans Les « mises
en scène » juridiques de la décentralisation. Sur la question du territoire en droit public français,
LGDJ, Paris, 2009. L'histoire de la décentralisation y est renvoyée en une note de bas de
page dès le chapitre 1 de la première partie du livre.
13. Pierre LEGENDRE, Trésor historique de l'État en France. L'Administration classique, Fayard,
Paris, 1992, p. 29.
14. Sur ce point le classique Pierre NORA (éd.), Les lieux de mémoire. Tome 2. La République. La
Nation. Les France, Gallimard, Paris, 1997 [coll. Quarto] (p. 735 et s. relatives à l'h isto riographie).
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Recherches
et travaux, vol. 35/2022

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