Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 66

Les territoires impensés du droit adminstratif
rantir toute remise en cause du droit dit positif, est ainsi particulièrement présente
dans le manuel à destination des étudiants de l'Institut d'études politiques
de Paris. Dans leur Droit public et européen, Bernard Stirn et Yann Aguila placent
l'État au fondement et comme fin du droit administratif. Ils partent du
principe que dès le XIVe siècle « la force centrale de l'État central s'affirme
comme ressort principal de la société 15 ». Façon ancienne (on la trouve dans les
manuels dès le XIXe siècle) d'évacuer la question de la légitimité et de l'État et
de son droit au profit d'une forme de naturalité qui serait ici l'histoire.
Et nous en arrivons à la deuxième difficulté : si le droit administratif raconte
l'État, il s'agit forcément d'une histoire à dormir debout. Ici l'histoire rejoint la
fable ou l'affabulation. Pourquoi ? Parce que l'État est pour un juriste une pure
fiction. Parce que l'État n'est tel qu'à la condition que les juristes l'ont érigé en
fiction, notamment par la reconnaissance à son profit de la personnalité morale
qui l'autorise à agir, parler et être en droit 16. En 1901, dans son premier livre
qui est justement une entreprise de destruction massive de cette fiction, Léon
Duguit, pour qui Jacques Caillosse cultive une certaine tendresse, écrivait cette
phrase formidable : « Elle est curieuse, cette prétention des juristes de
s'inventer un État à eux 17». L'histoire contemporaine de l'État, à supposer
qu'elle soit possible (au sens de possiblement vraie), est donc de la fiction
(c'est le statut de l'histoire qui prétend raconter) sur de la fiction (l'État des juristes).
Il y a de quoi s'arracher les cheveux si ce n'est de devenir fou. L'œuvre
de Jacques Caillosse lève-t-elle ces ambiguïtés ?
B. État et histoire de son droit
Pour répondre, repartons de l'histoire, ou du moins de la trajectoire historique
de l'État, à l'œuvre dans les ouvrages de Jacques Caillosse. Car euxmêmes
sont des récits : ils nous racontent ce que serait l'histoire de l'État du
droit administratif des années 1980 à aujourd'hui. Dans cette tranche d'histoire,
le sens de l'histoire serait ce que nous évoquions plus haut : l'État de type juridique,
inventé vers 1900, céderait sensiblement à un État de type managérial. Il
y aurait eu, comme l'écrit Jacques Caillosse, rien de moins qu'un « changement
de paradigme » dans la façon de dire l'État pour le droit administratif.
On voudrait d'abord souligner ce qu'a de convaincant à nos yeux cette histoire
au sens d'histoire tenue pour manifestation d'une vérité scientifique. Le
droit administratif est bien le récit d'un État producteur du social de trois points
de vue.
D'une part, la question dite décentralisatrice révèle effectivement toujours
l'État - même décentré ou distribuant des compétences - dans la mesure où elle
ne s'extrait jamais de la logique centralisatrice comme le constate Jacques Cail15.
Bernard STIRN et Yann AGUILA, Droit public français et européen, Dalloz, Paris, 2014, p. 15.
16. Grégoire BIGOT, « L'État en France », dans Yves Charles ZARKA (éd.), La France en récits,
PUF, Paris, 2020, p. 671.
17. Léon DUGUIT, L'État. Le droit objectif et la loi positive, A. Fontemoing, Paris,1901, p. 242.
Recherches et travaux, vol. 35/2022
66

Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif

Table des matières de la publication Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif