Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 67

Grégoire BIGOT
losse 18 : c'est l'État qui se projette dans les territoires et continue de les dominer.
Ou, pour le dire autrement, la décentralisation administrative est une des
modalités de la centralisation politique. L'État est et restera unitaire comme la
Nation à laquelle il s'est substitué historiquement. Les retours de l'État (cf. le
déféré) ne sont que la manifestation d'une tradition très ancienne : dans les années
1930, dans le contexte de la fameuse « Réforme de l'État » d'un régime
parlementaire en crise, nous avions déjà assisté à cette reprise en main par
l'État nonobstant la Charte municipale de 1884 qui n'avait de « décentralisation
» que le nom.
D'autre part, la question du domaine dans son rapport à la propriété. Nous
touchons ici à une des démonstrations les plus importantes et convaincantes de
l'œuvre de Jacques Caillosse 19. D'abord parce que notre auteur, et ce n'est pas
si fréquent, prend les mots au sérieux avec tout ce qu'ils sous entendent de représentations
dans la grande ligne de partage entre le public et le privé. Chacun
sait que le domaine est tel parce qu'il est synonyme de pouvoir souverain. On
nous objectera que le propre de la propriété dite privée est aussi d'être synonyme
de pouvoir souverain sur les biens. Mais cette définition est le propre de
la révolution de la propriété en 1789. L'exclusivisme que consacre 1789 en rattachant
la propriété dite pour cette raison privée à un seul individu fait de la
propriété quelque chose de tourné vers la satisfaction des seuls intérêts égoïstes.
S'il n'a jamais existé de propriété publique, mais seulement un domaine, c'est
que la souveraineté, construite à même du mot domaine, ne vise pas qu'à la satisfaction
du corps mortel du roi (c'est le domaine privé ou les petits domaines).
Le domaine sert avant tout le corps mystique de la monarchie : il est institué
non pour la satisfaction de quelques -uns, mais à l'avantage de tous, pour le
« commun profit » comme disent les textes médiévaux. Les grandes ordonnances
sur le domaine en témoignent. Si les mots changent, si le droit public
économique devient droit public des affaires et le droit des biens droit de la
propriété publique c'est parce que, comme l'écrit Jacques Caillosse, le droit
administratif ne sait plus s'investir dans la logique pluriséculaire du public (à la
vérité il ne l'interroge même plus). Car tout l'intérêt du recours insidieux au
mot de « propriété » est de pouvoir appliquer à l'espace public des lois favorables
à sa privatisation.
Troisièmement, et c'est là le plus important, l'État n'aurait jamais été l'État
que nous connaissons depuis la IIIe République s'il ne s'était pas projeté et différencié
dans l'espace social par l'octroi d'un statut pour ses agents. Ici le mot
dit la chose. On sait assez que c'est le Conseil bien nommé d'État qui, contre
les favoritismes et passe-droits, a imposé en jurisprudence cette théorie statutaire
dès les années 1880 contre la logique contractuelle que préconisait une
18. Voir notamment Jacques CAILLOSSE, Les « mises en scène » juridiques de la décentralisation,
op. cit., p. 220 et, surtout, L'État du droit administratif, op. cit., p. 141-180 (chapitres 5 et 6 de
la seconde partie).
19. Voir notamment Jacques CAILLOSSE, La constitution imaginaire de l'administration, op. cit. ,
p. 76-112 (chapitre 2 de la première partie intitulé « Une propriété publique en quête de rentabilité
»).
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Recherches et travaux, vol. 35/2022
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