Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 72

Les territoires impensés du droit adminstratif
et du Conseil d'État ». En même temps, l'administrativiste qu'il est resté m'est
apparu un peu malheureux car entre le droit administratif qu'il a appris, et je
suppose, aimé, du temps de sa formation approfondie, et le droit administratif,
tel qu'il est devenu et donc tel qu'il a dû ensuite enseigner, il y a un peu un
abîme. En effet, l'arrivée de ce qu'il appelle « l'État managérial » a fait que le
droit administratif a été sévèrement concurrencé par le droit public de l'économie,
voire par le droit public des affaires, et sert de plus en plus le marché au
détriment de l'État. Il me semble, sauf à me tromper, que c'est bien un peu
cette tonalité un peu mélancolique que l'on trouve dans La constitution imaginaire
de l'administration 3et, surtout, dans L'État du droit administratif 4, son
recueil d'articles traitant de l'État.
Après cette introduction un peu longue, mais justifiée par l'idée d'hommage,
qui visait simplement à indiquer le plaisir et l'honneur que je ressens à
saluer le travail de Jacques Caillosse, il me faut évidemment parler du thème
qui m'a été attribué, à savoir celui de l'État. Cela me donne l'occasion
d'entamer un dialogue avec Jacques Caillosse à propos de sa manière d'envisager
l'État en particulier dans son dernier livre, l'État du droit administratif.
Pour sortir de l'impasse dans laquelle se trouverait la doctrine administrativiste
française, il lui faudrait, selon lui, se tourner vers les œuvres de Pierre Legendre
et de Pierre Bourdieu. Pour l'instant, de cette dernière suggestion je me bornerai
à un premier commentaire qui est à la fois objectif - du moins, je le pense -,
et subjectif. Du côté de l'observation objective, il peut sembler a priori assez
difficile de faire appel à l'un et à l'autre pour penser le droit, et l'État en général,
et le droit administratif en particulier, car les œuvres de Pierre Legendre et
de Pierre Bourdieu me semblent inconciliables entre elles 5. De façon plus subjective,
je dois avouer que, si je partage avec Jacques Caillosse une certaine
admiration pour l'œuvre de Pierre Legendre, et notamment pour son œuvre historienne,
je dois en revanche concéder une très forte réticence envers l'œuvre
de Pierre Bourdieu, réticence que le dédicataire de cet hommage partage aussi 6,
mais de façon moindre. En effet, n'étant pas sociologue de métier - et c'est un
métier si j'ai bien lu Bourdieu - je n'ai évidemment aucune légitimité à appré3.
4.
Jacques
CAILLOSSE, La constitution imaginaire de l'administration, PUF, Paris, 2008 [coll. Les
Voies du droit].
Jacques CAILLOSSE, L'État du droit administratif, 2015, 2e éd., LGDJ, Paris, 2017 [coll. Droit
et Société].
5. Ce dont Jacques Caillosse est bien conscient, comme il le glisse dans une note de bas de page :
« Aussi paradoxal que puisse paraître le rapprochement, il me semble devoir être fait, sur ce
point, entre Pierre Bourdieu et Pierre Legendre, dont les travaux sur la doctrine des légist es
font du droit administratif la vraie science de l'État. » (Jacques CAILLOSSE, « Pierre Bourdieu,
juriste lector : entre anti-juridisme et science du droit », dans Droit et Société, 56 -57 , 2004,
note 58, p. 34).
6.
Il suffit de lire son article précité sur Bourdieu où il critique une bonne partie de sa vision du
droit dans la seconde partie : « Pierre Bourdieu, juriste lector... », p. 17. Il conteste notamment
l'opposition faite par Bourdieu entre règles et régularités, le lien constant qu'il fait entre droit
et force (ou violence). Mais surtout, grâce à l'œuvre de Legendre, Caillosse pointe tout ce que
la sociologie de Bourdieu « manque » dans les enjeux du droit, (p. 39 et s.).
Recherches et travaux, vol. 35/2022
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