Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 75

Olivier BEAUD
nible à lire et très autoréférencé. Ce contraste confirme le jugement « legendrien
» fort acéré sur la « bétonneuse » en marche dans l'œuvre bourdieusienne.
Compte tenu, d'une part, de la haute es time dans laquelle Jacques Caillosse
tient le juriste-historien et, d'autre part, de la moindre estime que Legendre
éprouve envers le sociologue, je ne peux donc pas cacher mon étonnement de le
voir se référer constamment à Bourdieu comme second « arpenteur » du terrain
de l'État. Bref, cette référence admirative, sans pour autant jamais être idolâtre
16, à Bourdieu peut laisser songeur. D'abord parce qu'elle rompt dans une
certaine mesure avec certains propos tenus par Caillosse dans son opuscule de
théorie du droit, Introduire au droit, dans lequel il évoque clairement les rapports
conflictuels entre droit et sociologie. Ce sont des rapports conflictuels
aussi bien entre le droit administratif et la science administrative qu'entre le
droit constitutionnel et la science politique. Plus exactement lorsqu'il évoque la
« reconsidération » du droit qui eut lieu à partir des années 1980 - du mitterrandisme
selon nous 17 - il prend bien soin de préciser que ce mouvement succède
à celui de la déconsidération du droit instillée par « la pensée 68 » (si tant
est que cette expression ait un sens). Caillosse invite alors à « questionner » les
sociologues, qui ont critiqué le droit (son idéalisme et son formalisme) « sur
leur méconnaissance, du point de vue, depuis longtemps soutenu par P. Legendre
selon qui le droit administratif serait, en France, le véritable droit politique
de l'État » 18. Il ajoute alors qu'on gagnerait à « convoquer les travaux de
Max Weber sur les formes de légitimité », tout en précisant que « le droit administratif
est un peu la mémoire de cette bureaucratie, dont il est à la fois
l'instrument de communication et de légitimation » 19. De Bourdieu, alors, il
n'est ici pas question, et, s'il devait en être question, c'est plutôt pour désigner
implicitement ces intellectuels français qui n'auraient que mépris pour le droit,
largement en partie à cause de leur formation marxiste. Mais , comme on le sait,
Bourdieu a fait comme tous les autres intellectuels français dans la mesure où il
s'est intéressé, tardivement, d'une part, au droit, comme le prouve son article
« De la force du droit » paru en 1986 20 et, d'autre part, à l'État, comme le
prouvent le numéro spécial de 2000 de sa revue consacrée à la « Science de
16. C'est ce que m'a justement fait remarquer Jacques Caillosse après ma communication o rale.
Nous renvoyons le lecteur à son article précité sur « Bourdieu juriste lector... » pour apprécier
sa distance critique.
17. Il suffit de songer au livre dirigé par Dominique Colas, L'État de droit, qui était précédé d'une
sorte de « bénédiction » présidentielle.
18. Il cite un article resté fameux de Pierre LEGENDRE : « La royauté du droit administratif » (Revue
historique de droit français et étranger, 1974, 52, 4, p. 696), cité note 13, p. 138.
19. Introduire au droit, op. cit., p. 138.
20. Le sous-titre est plus explicatif : Pierre BOURDIEU, « De la force du droit. Éléments pour une
sociologie du champ juridique », dans Actes de la recherche en sciences sociales, 64, sep -
tembre 1986, p. 3-19.
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Recherches et travaux, vol. 35/2022

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