Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 77

Olivier BEAUD
de toute perspective " . C'est un effet de divination. Et pour cela, il doit faire
croire que lui-même n'est pas un point de vue. Pour cela, il est capital qu'il
fasse croire qu'il est le point de vue sans point de vue » 25. L'État apparaît ainsi
comme une machine à faire croire tandis que l'Administration n'est jamais
neutre. Rien de bien nouveau depuis la critique marxiste de l'État.
C'est cette tendance « critique » - dans une certaine mesure - que l'on retrouve
dans les écrits de Pierre Legendre, que ce soit dans l'histoire de
l'administration ou dans sa double œuvre jumelle que sont L'Amour du censeur
(1974) ou Jouir du pouvoir (1976) où c'est l'arme de la psychanalyse qui sert à
démonter ce qu'est l'État, perçu comme un objet en réalité aimé par les sujets,
et l'administration théorisée sous le vocable de la mère nourricière. On y trouve
tous les ingrédients d'une critique des idéologies des gouvernants et des fonctionnaires.
Mais même dans son livre his torique sur l'administration (en fait,
sur l'État), ce que Legendre décrit peut être aussi lu comme un réquisitoire
grinçant contre cet État envahissant et qui façonne la société tout entière, rendant
les Français totalement dépendants, voire esclaves dudit État. Quel historien
du droit écrirait-il de nos jours, ces propos assez fulgurants dans leur
genre : « L'État n'est démocratique en France que de l'extérieur et il n'a jamais
existé réellement une règle du jeu tout à fait franche. L'État demeure, dans la
psychologie collective, le prince, assez proche du tyran, dont on obtient des
avantages par violence ou par persuasion » ? 26. On pourrait même soutenir la
thèse selon laquelle des deux le plus critique envers l'État français est Legendre
et non Bourdieu. Voilà ce qui me semble surtout réunir les deux auteurs, par
ailleurs si différents dans leur façon de penser, ce que l'on voudrait maintenant
démontrer en se concentrant sur « le cas Bourdieu ».
II. Un jugement critique : l'infertilité des thèses de Bourdieu
sur l'État
Comme l'indique le titre de ce paragraphe, à la différence de Jacques Caillosse
et probablement d'autres universitaires français, j'ai du mal à saisir comment
l'œuvre de Bourdieu pourrait aider les juristes à comprendre (c'est -à-dire
à mieux comprendre) le droit et l'État. La raison ne tient pas à l'auteur luimême,
dont le talent est incontestable, quoi qu'on pense de ses idées et de sa
méthode sociologique. La raison en est pour moi purement prosaïque : le Bourdieu
qui écrit sur le droit et qui rédige son cours sur l'État, c'est-à-dire « le dernier
Bourdieu », si cette expression a un sens, ne connaît rien au droit et n'a pas
davantage envie de le connaître. En d'autres termes, il parle de quelque chose
qu'il ignore, et même s'il la théorise, il reste que, quel que soit la personne ou
son génie proclamé ou autoproclamé, il est toujours difficile de théoriser une
25. Pierre BOURDIEU, Sur l'État. Cours au Collège de France 1989-1992, Seuil, P ar is, 2012 ,
p. 53.
26. Pierre LEGENDRE, Histoire de l'administration de 1750 à nos jours, op. cit., p. 540-541.
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Recherches et travaux, vol. 35/2022

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