Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 78

Les territoires impensés du droit adminstratif
pratique qu'on ne connaît pas 27. C'est particulièrement vrai du droit et d'une
partie de son versant qui est le droit de cet État et l'État, cet impensé du droit
administratif.
A. L'État peut-il être seulement défini comme une fiction ?
Jacques Caillosse rend compte de cet État vu par le sociologue en observant
que ce dernier « est convaincu que " l'État est une fictio juris " ; une fiction
constructive de la réalité » 28. Plus exactement, les juristes auraient eu le mérite
de concevoir ainsi l'État, ce que l'on perçoit mieux en citant in extenso ce passage
important du cours sur l'État : « L'État, on l'a souvent dit, est une fictio
juris. C'est vrai, mais c'est une fiction de juristes, en donnant à fictio, le sens
fort du terme de fingere [ " construire, fabriquer »] : c'est une fabrication, une
construction, une conception, une invention. Je veux donc décrire aujourd'hui
la contribution extraordinaire que les juristes ont collectivement apporté au travail
de construction de l'État, en particulier grâce à cette ressource constituée
par le capital de mots. (...). C'est pourquoi les luttes de mots, les luttes sur les
mots, sont si importantes : avoir le dernier mot, c'est avoir le pouvoir sur la représentation
légitime de la réalité ; dans certains cas, imposer la représentation,
c'est imposer la réalité quand il s'agit de faire la réalité. (.. .) Le fait de rendre
nommable l'innommable, c'est se donner la possibilité de le faire exister, de
faire connaître et reconnaître, de légitimer. Dans de nombreux cas, le pouvoir
des mots et le pouvoir sur les mots sont des pouvoirs politiques : à la limite, le
pouvoir politique est pour un grande part un pouvoir sur les mots, dans la mesure
où les mots sont les instruments de construction de la réalité. Et dans la
mesure où la politique est une lutte sur les principes de vision et de division du
monde social, le fait d'imposer un nouveau langage à propos du monde social,
c'est, pour une grande part, changer la réalité » 29.
En réalité, Bourdieu reprend ici son idée exprimée dans son article sur le
droit de 1986 où il estime avoir démontré que « les juristes ont un capital de
mots, un capital de " concepts " , et ils peuvent à ce titre contribuer à la construction
de la réalité » 30. Cette reconstruction du pouvoir politique à partir du
« pouvoir des mots » et « sur les mots », n'est tout simplement que la duplication
de ce que Bourdieu avait déjà écrit sur ce qu'il estime le plus important
dans le pouvoir, à savoir le pouvoir symbolique et sur le capital symbolique.
Les juristes sont donc enrôlés dans sa théorie du pouvoir symbolique en étant
représentés comme des virtuoses du langage et du faire-croire. De ce point de
vue, c'est peut-être un second point commun avec l'œuvre de Pierre Legendre
27. C'est encore plus vrai du droit administratif qui n'est pas du tout étudié par le sociologue, sauf
à admettre que La noblesse d'État (La noblesse d'État. Grandes écoles et esprit de corps, Les
Éditions de Minuit, Paris, 1989) et ses autres écrits sur la sociologie de l' éducation et des
élites relèvent de la science administrative et donc du droit administratif lato sensu.
28. Jacques CAILLOSSE, L'État du droit administratif, op. cit., p. 39.
29. Pierre BOURDIEU, Sur l'État. Cours au Collège de France 1989-1992, op. cit., p. 522.
30. Ibid., p .523.
Recherches et travaux, vol. 35/2022
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