Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 82

Les territoires impensés du droit adminstratif
gement autorisé a pour lui toute la force de l'ordre social, la force de l'État »
(p. 27) Il en tire la leçon suivante valable pour ces actes d'État : « Ce sont des
actes autorisés, dotés d'une autorité qui, de proche en proche, par une série de
délégations en chaîne, renvoie à un lieu ultime ; comme l'est le dieu
d'Aristote : l'État. Cette régression vaut pour le jugement du professeur, elle
vaut a fortiori pour le jugement de justice ». Il appelle ces actes des « actes de
catégorisation » (p. 27). Bourdieu retraduit donc en langage sociologique,
c'est-à-dire sa propre sociologie, des notions juridiques usuelles. Les actes de
catégorisation renvoient à des actes de qualification et à des actes d'investiture.
En effet, l'inspecteur scolaire ou le juge sont, du moins en France, des fonctionnaires,
c'est-à-dire des représentants de l'État. En réalité, sa sociologie de
l'État est essentiellement une réflexion sur la représentation de l'État. La question
est de savoir pourquoi telle ou telle parole est autorisée, tel ou tel acte vaut
comme un acte de l'État, ou un acte de l'État.
Il n'y a rien ici d'original, car un lieu commun de philosophie politique est
la discussion sur le point de savoir ce qui distingue l'ordre du percepteur de
payer l'impôt de l'ordre du brigand de lui donner sa bourse, les deux visant à
obtenir de l'argent. La distinction entre l'ordre légal et l'ordre illégal présuppose
évidemment la question de l'autorité politique légitime. Mais cette focalisation
sur la question de la représentation, sur la légitimité en réalité, a un coût
cognitif important : Bourdieu passe largement à côté du trait le plus saillant de
l'État, à savoir son pouvoir 38, sa puissance ou, si l'on veut, sa souveraineté.
Autrement dit, il n'envisage dans l'État qu'une seule de ses deux faces, à savoir
l'institution, dont les corollaires sont divers et souvent évoqués dans les cours
du Collège de France : la personne de l'État et ses représentants 39, le domaine
public et la propriété privée 40 ou l'institutionnalisation des gouvernants, en
l'occurrence de la dynastie monarchique. Mais l'État n'est pas qu'une personne-institution
(une personne morale disent les juristes) ; il a une autre face,
plus sombre peut-être qui est celle de la souveraineté, celle qui permet à l'État
d'agir, car c'est ici la volonté de l'État qui est saisie par le droit. Certes, objectera-t-on,
Bourdieu évoque la force symbolique de l'État (« violence symbolique
souveraine ») en revenant sans cesse sur la force illocutoire des mots
ayant le label de l'autorité publique. Il le fait d'ailleurs surtout à partir
d'exemples tirés de l'école et de l'enseignement, mais sans examiner les fonc38.
Souvent, quand on croit qu'il va traiter de l'État comme pouvoir de domination, il élude finalement
la question. C'est très net dans le §, d'ailleurs fort instructif en soi, sur « la double face
de l'État entre domination et intégration » (Pierre BOURDIEU, Sur l'État. Cours au Collège de
France 1989-1992, op. cit., p. 351 et s.) lorsqu'il évoque la thèse selon laquelle l'intégration
est la condition de la domination (Ibid., p. 352), il ne poursuit pourtant pas sa réflexion sur
l'idée de domination étatique.
39. Ses développements sont d'ailleurs loin d'être inintéressants. Voir notamment sa réflexion sur
le passage de « l'État personnel » - en réalité, l'État dynastique - à « l'Ét at impersonnel »
(Ibid., p. 353 et s.).
40. Cette opposition classique est ici conceptualisée sous une forme différente, l'État moderne
reposant selon l'auteur sur l'impossibilité de « s'approprier durablement - c'est-à-dire au-delà
de la vie - des moyens de production et en particulier de la terre... » (Ibid., p. 415).
Recherches et travaux, vol. 35/2022
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