Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 85

Olivier BEAUD
administratif par excellence - il faut bien consacrer une place essentielle à
l'histoire du Conseil d'État depuis sa naissance - certes c'est sous l'Empire napoléonien
- à aujourd'hui et, de façon plus générale, aux trois grands corps qui
gouvernent largement la France.
Cette dernière notation conduit inévitablement à une deuxième observation
d'ordre historique qui est l'absence étonnante d'une réflexion d'ensemble sur la
Révolution française, dont l'œuvre est pourtant « la grammaire du droit public
français », selon la formule de Mirkine-Guetzévitch, et sur laquelle Pierre Legendre
a écrit, dans son Traité, des pages proprement décisives, notamment sur
le centralisme et la division du territoire en départements 49. Sur ce point, ses
cours au Collège de France, les rares incursions de Bourdieu - de digressions
en réalité, comme il l'avoue - dans cette période cruciale de l'histoire de
France laissent le lecteur sur sa faim 50. Une telle absence de thématisation ne
laisse pas d'interroger. Ainsi, cette deuxième remarque permet d'en faire une
troisième qui porte sur la place très importante accordée dans ses cours du Collège
de France tant à l'Ancien Régime, perçu à travers une réflexion sur la monarchie
analysée comme un État dynastique, qu'au Moyen Âge auquel sont
consacrés de nombreux développements, éparpillés au fil des cours 51 - peutêtre
d'ailleurs à cause de ses lectures de Marc Bloch et de Georges Duby 52.
Bourdieu insiste sur cette opposition de la « raison domestique » - c'est la thématique
de la " maison du roi " » - à la raison d'État, qui structure l'autre opposition
entre État dynastique et État moderne. Dans sa « sociogenèse de
l'État », Bourdieu se réfère le plus souvent à des historiens (des facultés des
lettres, dirait-on, « à l'ancienne »), mais parfois à certains grands auteurs qui
ont fait office d'historiens du droit comme Ernst Kantorowicz ou qui furent de
vrais historiens du droit (l'Anglais Maitland 53). Pourtant, ces deux grands universitaires
ont surtout étudié l'histoire du droit anglais , alors qu'une véritable
histoire comparée de l'État peine à être dessinée en Angleterre tant on connaît
la répugnance des juristes anglais à l'égard du concept même d'État.
49. Il est très curieux que Bourdieu n'utilise pas ces notations de Legendre quand il par le de la
statistique, de l'État comme unité de totalisation (Pierre BOURDIEU, Sur l'État. Cours au Collège
de France 1989-1992, op. cit., p. 337 et s.) sur l'étatisation des conduites, ou plus globalement
du passage de l'échelle locale à l'échelle nationale aussi bien pour la culture que pour
l'économie (p. 359).
50. Ibid., par ex, p. 490-491 (dans lesquelles est esquissée une sociologie des acteurs de la Révo -
lution, assez éloignée quand même des enjeux de fond de la période) et p. 544-546 (où figure
surtout une réflexion critique sur l'historiographie marxiste la décrivant comme « une révolution
bourgeoise »).
51. « L'unification du marché juridique », ibid. p. 330 et s., ou encore sur jus loci et jus sanguinis
(ibid., p. 354 et s.) et on pourrait multiplier les exemples.
52. Voir notamment les cours de l'année 1991-1992, sur les transformations de l'État dynastique
(ibid. p. 371 et s.).
53. Il cite son histoire constitutionnelle de l'Angleterre, en notant que c'est une lecture très « en -
nuyeuse », mais tout en admettant qu'on y trouve des pépites, des « choses extraordinaires »
(p. 346), par exemple sur la nomination et la révocation des agents du Roi. Il y rev ien t p lus
longuement plus loin (p. 464 et s.). Mais est -ce la peine d'aller chercher cela chez Maitland ?
Jean Bodin l'a écrit avant lui et de façon plus systématique.
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Recherches et travaux, vol. 35/2022

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