Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 86

Les territoires impensés du droit adminstratif
Cette étrangeté mise à part, voyons ce que Bourdieu semble apprécier chez
Ernst Kantorowicz, celui des Deux Corps du Roi 54 ; il lui aurait appris que « les
détenteurs du capital juridique sont détenteurs d'une ressource sociale constituée
essentiellement de mots ou de concepts - mais les mots et les concepts
sont des instruments de construction de la réalité, et en particulier de la réalité
sociale. Par exemple, Kantorowicz l'a très bien montré, les juristes, en particulier
les canonistes, empruntent au droit canonique, au droit religieux, au droit
romain une notion commune, celle de corporatio. La notion de corporatio est à
l'origine de notre notion de corps et de toute une théorie du corps social, et le
porte-parole qui est extrêmement moderne » 55. De telles assertions sont, du
point de vue des historiens du droit, périlleuses, pour ne pas dire fantaisistes 56.
La notion de corporatio n'existe pas en tant que telle dans le droit romanocanonique,
tout comme le droit canonique a pour particularité de s'être émancipé
du droit religieux. De même, quant à Kantorowicz, l'interprétation proposée
des Deux Corps du Roi est à mille lieux de l'intention de l'auteur.
Dans le même registre, Bourdieu loue les juristes parce qu'ils « inventent
des mots et des concepts ». Or, ajoute-t-il, « quand il s'agit d'inventer du social,
pour le mot, c'est déjà faire la chose » 57. Certes, on comprend que cette théorie
constructiviste du social, propre à Bourdieu et qu'il a renouvelé avec la théorie
des actes de langage de John Austin, s'appuie sur une telle représentation des
juristes comme inventeurs de mots et de concepts. Mais on peut se demander si
l'art du juriste se limite à ce seul talent car, de leur point de vue en tout cas, si
le langage juridique est un élément déterminant de la pensée juridique, le raisonnement
juridique demeure le plus important. Le test de l'inventivité des juristes
réside moins dans les mots ou les concepts qu'ils trouvent que dans leur
capacité à trouver des solutions, parfois des astuces , pour résoudre des cas juridiques.
De ce point de vue, la fiction juridique - prise dans son sens le plus
noble - est un parfait exemple de cette inventivité des juristes. Ainsi, Yan
Thomas, éminent historien du droit romain, a su démontrer que la fiction était
une transgression volontaire et manifeste des faits, témoignant de l'idée que le
droit peut, très consciemment, dénaturer la réalité 58. Bref le droit, pour fonctionner
comme droit, a cette faculté remarquable de penser contre la réalité sociale,
et de monter un monde imaginaire pour résoudre des problèmes éminemment
pratiques. On est assez loin de la simple invention de mots et de concepts
qui construirait le social.
54. Profitons de l'occasion pour signaler la traduction de la biographie de Ralph LERNER, Ernst
Kantorowicz, Une vie d'historien, Gallimard, Paris, 2019, qui en apprend beaucoup sur la v ie
presque romanesque de cet historien allemand atypique.
55. Pierre BOURDIEU, Sur l'État. Cours au Collège de France 1989-1992, op. cit., p. 521.
56. Avant de me risquer à ce jugement de valeur, j'ai pris la précaution d'interroger des collègues
spécialistes du droit canonique.
57. Pierre BOURDIEU, Sur l'État. Cours au Collège de France 1989-1992, op. cit., note 1, p 521.
Bourdieu renvoie à Ernst KANTOROWICZ, Les deux Corps du Roi, p. 145-227.
58. Voir notamment son grand article « Fictio legis. L'empire de la fiction romaine et ses limites
médiévales » (dans Droits 1995), réédité dans Yan THOMAS, Les opérations du droit, EHESS,
Gallimard, Seuil, Paris, 2011, p. 133 et s.
Recherches et travaux, vol. 35/2022
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