Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 87

Olivier BEAUD
Bref, même quand il se lance dans une histoire de l'État, Bourdieu peine à
convaincre, tout comme lorsqu'il disserte sur l'art des juristes. Il reste en tout
cas à mille lieues de l'essai magistral d'histoire comparée du droit et de l'État
qu'a écrit Max Weber dans sa Sociologie du droit, chapitre de Économie et Société.
La comparaison entre les deux textes se suffit à elle-même. Mais est-ce si
étonnant quand on jette un coup d'œil sur la bibliographie utilisée par Bourdieu
pour penser le droit et l'État ? En effet, il est impossible de conclure cette critique
des cours au Collège de France sur l'État sans signaler une sorte
d'incongruité bibliographique qui a probablement dû « interpeller » Jacques
Caillosse : elle porte sur l'absence de mention du manuel précité de Legendre,
Histoire de l'administration en France de 1750 à nos jours 59 qui est tout simplement
une histoire de l'État. Ce dernier ouvrage fut pionnier, comme l'ont
reconnu à leur façon tous les juristes -historiens qui se sont frottés après lui à
l'histoire administrative, de Jean-Louis Mestre à François Burdeau et Grégoire
Bigot, en passant par Jacques Lafon. Or Pierre Bourdieu connaissait nécessairement
le nom du juriste-historien car il cite l'ouvrage de Kantorowicz Mourir
pour la patrie, que ce dernier a préfacé - même s'il est permis de penser que
cette préface n'est pas son meilleur texte 60. Or comment a-t-il pu proposer à ses
auditeurs une histoire de l'État sans même se référer à ce maître livre sur la
question ? C'est une énigme, mais cela nous paraît surtout très contestable du
point de vue de la rigueur scientifique. Le grand sociologue ne connaît pas
l'histoire du droit, qui est une discipline universitaire à part entière. Elle aurait
pu lui être utile pourtant. Le second exemple que l'on peut citer pour montrer
l'insuffisante bibliographie sur l'État porte sur les travaux de la sous-discipline
que l'on appelle « la théorie générale de l'État » (Allgemeine Staatslehre) qui
nous vient de l'Allemagne. Il n'aurait pas été inutile pour Pierre Bourdieu de
jeter un coup d'œil sur les œuvres de Bluntschi, Jellinek (déjà cité plus haut),
de Carl Schmitt et de Kelsen - évidemment - ou encore, en France, des auteurs
de la doctrine classique (Duguit, Hauriou et Carré de Malberg) ou, plus près de
nous, Georges Burdeau, dont le tome sur l'État dans son monumental Traité de
science politique mérite l'attention.
Les thuriféraires de Bourdieu, pour ne pas dire ses dévots , trouveront bien
pédante cette dernière remarque qui relève de la pure érudition. « Oser critiquer
" le Maître " pour ne pas avoir cité un livre, est-ce bien sérieux ? » entend-on déjà
dire. Mais notre remarque porte plus loin que la seule question de l'érudition.
Elle témoigne d'un étonnement résultant du constat qu'un grand intellectuel
français s'attaque à un objet aussi complexe qu'est l'État (sa théorie et son histoire)
sans avoir pris la peine de lire les juristes qui l'ont étudié. Cela veut dire,
selon nous, que Bourdieu - le dernier Bourdieu, rappelons-le - succédant dans
ce registre à un certain Jean-Paul Sartre (son adversaire de jeunesse), s'installe
59. Pierre LEGENDRE, Histoire de l'administration de 1750 à nos jours, 1968, op. cit.
60. Elle est sévèrement épinglée par François Furet dans sa recension : « Le Moyen Âge selon
Kantorowicz » (1984), réédité dans François FURET, Un itinéraire intellectuel, Calmann-Lévy,
Paris, 1999, p. 296.
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Recherches et travaux, vol. 35/2022

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