Droit et Société - Tome 35 - Les impensés du droit administratif - 9

Christophe PIERUCCI
perdre dans les territoires impurs de la politique et/ou de l'idéologie » 11. Il en
procède une « indifférence pleinement revendiquée par le juriste à tout ce qui
touche aux conditions comme aux finalités sociales de la production normative
» 12, afin d'« éviter qu'une réflexion soucieuse de social vienne parasiter
l'observation authentique des phénomènes juridiques » 13.
L'identité du droit administratif comme discipline apparaît ainsi dominée
avant tout par un certain « académisme », reposant « sur les codes de l'érudition
technicienne » et constitué en « champ clos » 14. Cette disposition majoritaire
de la doctrine peut laisser impensées des dimensions importantes du droit
administratif. L'étonnante omission de « la question du rapport entre les fins et
les moyens et de la préséance à donner aux unes et aux autres », par exemple,
s'explique notamment par ce fait que « la doctrine administrativiste française,
en raison de son prisme contentieux bien connu, a été totalement captée par les
préoccupations du juge administratif » et « par fidélité au droit positif jurisprudentiel,
(...) s'est évertuée à retranscrire sur le plan doctrinal les questionnements
concrets du juge, en tentant, qui plus est, de suivre au plus près les méan -
dres inévitables de sa jurisprudence » 15.
Les idées dominantes ou les habitudes de pensée structurant en un temps
donné l'identité du droit administratif entretiennent également les impensés.
L'absence de lien établi par la doctrine entre les moyens et les fins de l'action
administrative, comme l'aurait pourtant permis une réflexion portant à la fois
sur le service public et sur la puissance publique, s'explique ainsi selon Benoît
Plessix : « Il semble que les deux grandes écoles de pensée du droit administratif
français aient constitué des systèmes clos et opposés, sclérosant la pens ée et
rendant prisonniers leurs disciples » empêché « pour de longues années, de sortir
de cette opposition dialectique pour s'intéresser autrement à la relation entre
les fins d'intérêt public et les prérogatives ». D'une manière différente, mais
selon une logique assez proche, « l'oubli de l'État dans la science contemporaine
du droit administratif », mis en évidence par Olivier Beaud, s'explique en
partie par le choix délibéré d'auteurs majeurs de droit administratif d'omettre
toute référence à l'État. Sous l'influence de leur pensée, la doctrine a alors
« perdu l'habitude de traiter du droit administratif » en le mettant en relation
avec l'État 16.
11. Jacques CAILLOSSE, « Droit et politique : vieilles lunes, nouveaux champs ? », dans Dro it et
Société, 26, 1994, p. 130.
12. Ibid., p. 131.
13. Ibid.
14. Voir dans cet ouvrage le chapitre rédigé par Grégoire BIGOT.
15. Benoît PLESSIX, chapitre rédigé dans cet ouvrage.
16. Olivier BEAUD, « L'État », dans Pascale GONOD, Fabrice MELLERAY et P hilippe YOLKA ,
op. cit., p. 228 et voir p. 223. S'agissant de Jèze, par exemple « c'est parce que l'État en t ant
qu'être collectif n'existe pas qu'il faut privilégier le point de vue des acteurs individuels (...).
L'État administratif étant perçu comme le reliquat de l'État monarchique » il faut le « républicaniser
» et « le moyen de cette républicanisation consiste à le faire disparaître comme per -
sonne juridique ».
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Recherches et travaux, vol. 35/2022

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